RSOC Vol. 19 No. 28 2022 pp 44-46. Publié en ligne 03 février 2023.

Relever le défi du dernier kilomètre

Hannah Faal

Professeure adjointe de santé oculaire internationale, University of Calabar Teaching Hospital, Calabar, Nigeria


Andrew Bastawrous

Professeur de santé oculaire mondiale, London School of Hygiene & Tropical Medicine, Londres ; Fondateur et PDG de Peek Vision.


Elmien Wolvaardt

Rédactrice en chef, Community Eye Health Journal, International Centre for Eye Health, London School of Hygiene & Tropical Medicine, Londres, Royaume-Uni.


Dans les zones rurales, l’accessibilité physique passe par des sentiers et des ponts de bois qui peuvent être en mauvais état. BÉNIN © Katche Yawovi /SIGHTSAVERS
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Si nous voulons renforcer la demande et l’utilisation des services de santé oculaire, il nous faut absolument élaborer des approches pertinentes et réalisables pour atteindre et soutenir les communautés qui vivent dans les zones les plus reculées.

Malgré les résultats significatifs réalisés dans le cadre des Objectifs du Millénaire pour le Développement (OMD) établis par les Nations Unies, des millions de personnes sont encore laissées pour compte, notamment celles qui vivent dans la pauvreté et celles qui sont défavorisées en raison de leur sexe, de leur âge, d’un handicap ou de leur origine ethnique. Les trois quarts de ces groupes vivent dans des zones reculées ou difficilement accessibles que l’on appelle « le dernier kilomètre », où les services d’éducation, de santé, d’eau et d’assainissement sont inadéquats1,2.

À l’origine, le terme « dernier kilomètre » était utilisé par les entreprises pour désigner leurs clients-cibles qui étaient les derniers à recevoir des produits ou des services spécifiques. Plus récemment, les agences de développement ont adopté ce terme pour désigner les populations les plus difficiles à atteindre.

Où se trouve ce que l’on appelle « le dernier kilomètre » ?

Dans les zones rurales, on accède au dernier kilomètre par des sentiers ; les routes et les ponts, s’il en existe, sont en mauvais état ; à certaines saisons, ce dernier kilomètre peut ne pas être accessible du tout. Souvent, on ne se déplace qu’à pied ou à vélo. Pour les personnes vivant près des rivières ou dans les deltas (comme dans les Sundarbans en Inde), l’accès est encore plus difficile en raison des inondations, des marées noires, de la dépendance à l’égard des barques ou des bateaux à moteur, et de la rareté des services.

Dans les zones urbaines ou périurbaines, le dernier kilomètre fait référence à des zones comme les bidonvilles urbains ou à des quartiers qui ne sont pas connectés aux services de base tels que l’approvisionnement en eau, l’assainissement, l’électricité, l’Internet, la téléphonie mobile, et les réseaux de transport. En 2018, environ un milliard de personnes, soit 24 % de la population urbaine mondiale, vivaient dans des bidonvilles urbains3.

Quelles sont les communautés du dernier kilomètre ?

Les communautés du dernier kilomètre sont celles qui ne sont pas desservies par les services de santé, y compris les services de soins oculaires, et/ou qui ne peuvent pas prendre les mesures nécessaires pour obtenir les soins oculaires de base ou les autres soins de santé dont elles ont besoin. Il s’agit entre autres :

  • Des groupes défavorisés, tels que les personnes vivant dans l’extrême pauvreté, les femmes, les migrants, les réfugiés et les déplacés internes (déplacés à l’intérieur du territoire en raison de conflits, du changement climatique et/ou de catastrophes naturelles).
  • Des groupes minoritaires (en raison de leur appartenance ethnique, de leur religion ou de leur orientation sexuelle), et des communautés autochtones.
  • Des personnes ayant des problèmes de santé ou une mobilité réduite, notamment les personnes âgées souffrant de problèmes de santé chroniques, les personnes handicapées (y compris les personnes vivant avec une déficience intellectuelle), les personnes neurodiverses (personnes souffrant d’autisme, de dyslexie, de dyspraxie ou de troubles de l’attention) et les personnes souffrant de problèmes de santé mentale (dépression, anxiété, etc.).

Pourquoi y a-t-il des communautés du dernier kilomètre ?

Outre la distance physique, trois facteurs contribuent à l’existence de communautés emmurées dans le dernier kilomètre : les systèmes culturels ou de croyances, la hiérarchisation des valeurs et des priorités, et les barrières de communication.

Systèmes culturels ou de croyances. Les systèmes culturels ou de croyances peuvent stigmatiser certains groupes ou les rendre dépendants des autres pour l’accès aux services de santé, par exemple parce que ces personnes n’ont pas leurs propres ressources ou doivent demander la permission ; il s’agit notamment des femmes, des enfants, et des veuves dans les sociétés dominées par les hommes.

Hiérarchisation des valeurs et des priorités. Les valeurs politiques reflètent souvent les valeurs de la société, et ceci peut déterminer la manière dont les ressources sont allouées. Par exemple, les prestataires de soins de santé et les gouvernements peuvent donner la priorité aux soins tertiaires spécialisés (qui profitent aux populations urbaines plus riches) et négliger les soins de santé communautaires et primaires.

Barrières de communication. Il s’agit notamment d’obstacles physiques tels que l’absence de couverture téléphonique ou radiophonique. En outre, l’absence de stratégies de communication et d’information sanitaire traduites et adaptées à la culture locale fait que les communautés ne sont pas conscientes de l’importance des services de soins oculaires dans la prévention de la déficience visuelle et de la cécité (le dépistage du glaucome ou du diabète, par exemple). Par conséquent, les soins oculaires peuvent ne pas être une priorité absolue pour les communautés du dernier kilomètre, sauf en cas d’urgence ou de traumatisme, ou aux derniers stades de la maladie lorsque la vision est déjà affectée et ne peut être restaurée.

Pourquoi est-il difficile d’atteindre les communautés du dernier kilomètre ?

Manque de données et connectivité. Nous savons très peu de choses sur ceux que nous n’atteignons pas, ce qui rend plus difficile l’élaboration d’interventions ciblées et spécifiques. Les communautés du dernier kilomètre n’ont souvent pas accès à une connexion Internet ou à un réseau de téléphonie portable ; par conséquent, il n’est pas possible de recourir à la téléophtalmologie ou à d’autres activités de partage de données en temps réel qui optimisent la prestation de services.

Distance. Les communautés du dernier kilomètre sont par définition les plus éloignées des services, et cela implique divers obstacles. Dans les bidonvilles urbains, l’éloignement géographique des lieux de prestation de services peut être relativement faible, mais la dégradation de l’environnement et le niveau de pauvreté peuvent être si élevés que l’accès aux services reste impossible pour la population.

Coût. Surmonter ces obstacles peut coûter trop cher pour le patient comme pour le prestataire. Pour le prestataire, la difficulté peut venir du fait que le coût de l’accès au dernier kilomètre n’a pas été pris en compte dans les plans nationaux de santé ou de soins oculaires et n’a donc pas été budgétisé.

Plus d’un milliard de personnes dans le monde vivent dans des bidonvilles urbains, où l’accès aux soins oculaires est également limité. INDE © SIGHTSAVERS

Quelles sont les conséquences d’une mauvaise prestation de services sur la santé oculaire des communautés du dernier kilomètre ?

Les communautés du dernier kilomètre font déjà partie des personnes les plus défavorisées de la société. Il est donc effarant de voir qu’elles sont également les plus susceptibles de ne pas recevoir les soins dont elles ont besoin et qu’elles sont donc condamnées à vivre avec une déficience visuelle, dans la souffrance ou sans soutien. Ce déficit d’équité continuera à se creuser si l’on ne s’attaque pas à la question du dernier kilomètre. Et le plus tôt sera le mieux ; en effet, avec l’accroissement de la population, le nombre de personnes vivant dans les communautés du dernier kilomètre augmente également, ce qui les rend d’autant plus difficiles à atteindre à un coût abordable.


Comment atteindre les communautés du dernier kilomètre : mesures pratiques

La mise en place de services de soins oculaires primaires aussi proche que possible des communautés du dernier kilomètre est une première étape importante. Les soins de santé primaires servent non seulement de base pour développer des services de stratégie avancée afin d’atteindre les communautés du dernier kilomètre, mais ils font également le lien avec les services de soins oculaires secondaires et tertiaires dont certaines personnes ont besoin.

Bien que les situations diffèrent selon les pays et les contextes, les étapes ci-dessous peuvent aider à planifier des approches pertinentes et réalisables pour atteindre les communautés du dernier kilomètre et les aider à renforcer la demande et l’utilisation des services.

1. Analyse de situation

a. Définir la population

Se mettre d’accord avec le gouvernement ou les responsables de programmes sur les critères permettant de déterminer les communautés du dernier kilomètre (dans les zones rurales et urbaines).

b. Estimer la taille de la population

Estimer le nombre de personnes vivant dans les communautés du dernier kilomètre (telles que définies à l’étape précédente) ou utiliser les données d’autres programmes de santé publique pour le faire, par exemple celles des programmes de vaccination contre la polio ou d’autres campagnes de santé à l’échelle de la population.

c. Estimer les besoins

Déterminer la proportion de la population qui a besoin de services de soins oculaires dans les communautés du dernier kilomètre. Par exemple, en page 29 de ce numéro, les auteurs mentionnent que 27 % des membres des communautés en Asie, 20 % en Afrique et 17 % en Amérique latine ont besoin de services de soins oculaires préventifs, curatifs et de réhabilitation. Ces estimations sont très générales et varient considérablement d’un pays à l’autre et entre les différents groupes d’un même pays. Si possible, vous pouvez aussi vous servir de données provenant d’études d’Appréciation rapide de la cécité évitable (ARCE)4, qui produisent des estimations détaillées des besoins en soins oculaires. Vous trouverez sur le site www.raab.world les données provenant de plus de 300 études d’ARCE.

En vous servant de la taille connue de la population dans les communautés du dernier kilomètre et de la proportion estimée de personnes ayant besoin de soins, vous pouvez calculer le nombre estimé de personnes ayant besoin de soins dans les communautés du dernier kilomètre. Ce nombre est le dénominateur qui permettra de mesurer le niveau d’accès actuel et les progrès futurs.

d. Niveau d’accès actuel et lacunes

Si possible, déterminer combien de personnes dans les communautés du dernier kilomètre ont eu un contact avec des services de soins oculaires au cours de l’année écoulée. En comparant ce chiffre au nombre de personnes dont on estime qu’elles ont besoin de soins, on peut se faire une idée du nombre de personnes qui ne sont pas du tout couvertes.

Cependant, il ne suffit pas d’atteindre les communautés. Les mécanismes d’orientation et de suivi doivent également bien fonctionner. Par exemple, essayez d’obtenir les informations suivantes : quelle est la proportion des personnes qui ont bénéficié de soins, tels que la prescription de lunettes de vision de près ou de collyres, et quelle proportion a été orientée vers d’autres services ? Parmi les personnes qui ont été orientées, combien se sont présentées en consultation ? Combien ne l’ont pas fait, et pourquoi ?

Il est tout aussi important de comprendre la qualité des soins cliniques prodigués et l’expérience des usagers des services de soins oculaires. Des résultats médiocres et de mauvaises expériences (par exemple, de longs temps d’attente ou le fait d’être traité comme un citoyen de seconde zone) nuiront à la réputation des services et réduiront la demande et leur utilisation.

e. Évaluation des points forts : qu’est-ce qui est disponible dans la communauté du dernier kilomètre ?

Communauté. Évaluer les points forts de la communauté du dernier kilomètre : dans quelle mesure les membres peuvent-ils s’impliquer et prendre en charge leur propre santé (et le font-ils déjà) ? La communauté est-elle auto-organisée ? Existe-t-il des structures ou des organisations au sein de la communauté qui peuvent collaborer avec les prestataires de soins oculaires en vue d’améliorer l’accès ?

Systèmes communautaires : facteurs favorables et défavorables à la santé. Identifier les systèmes et les services formels, informels et traditionnels, et les classer en deux catégories : utiles ou nuisibles (par exemple, les pratiques traditionnelles telles l’abaissement de la cataracte).

2. Élaborer des stratégies d’intervention

En utilisant ces données, concentrer les interventions sur les personnes perdues de vue et celles qui ne se sont pas présentées là où elles ont été orientées. Comment peut-on adapter les services pour mieux atteindre la communauté ? Comment peut-on amener les gens à comprendre qu’ils ont besoin de soins oculaires ? Comment peut-on les aider à trouver et à utiliser les services de soins oculaires dont ils ont besoin ?

Voici quelques approches possibles (en discuter avec les populations pour avoir leur approbation) :

  • Raccourcir le dernier kilomètre en utilisant la technologie, la santé mobile et la télésanté, en réduisant les distances à parcourir par les prestataires et les populations, et en mettant en place des programmes spécialement conçus pour les communautés du dernier kilomètre.
  • S’attaquer aux obstacles liés aux coûts par le biais de stratégies de paiement et de régimes d’assurance novateurs, ou par le biais d’un traitement budgétaire préférentiel accordé par l’État.
  • Améliorer la qualité des services cliniques et non cliniques en développant des stratégies spécifiques pour gagner la confiance des populations afin d’améliorer la demande et l’utilisation des services.
  • S’appuyer sur les points forts des communautés du dernier kilomètre.

Le coût est un facteur important et un budget suffisant doit être prévu pour instaurer la confiance et soutenir la présence à long terme des services dans les communautés du dernier kilomètre, afin de garantir leur implication depuis la conception des projets jusqu’au suivi et à l’évaluation des services.

Des stratégies novatrices, comme le paiement par smartphone, peuvent favoriser l’accès aux soins oculaires des communautés du dernier kilomètre. KENYA © Andrew Bastawrous CC BY-NC-SA 2.0

3. Évaluer, réfléchir et apporter des améliorations

Il faut suivre en permanence les progrès par rapport au dénominateur (le nombre de personnes dans les communautés du dernier kilomètre qui ont besoin de soins oculaires) et apporter des changements si nécessaire, en partenariat avec la communauté.

4. Plaider en faveur d’investissements publics

Parallèlement à nos efforts dans le domaine des soins oculaires, nous devons également mettre en lumière la situation critique des personnes vivant dans les communautés du dernier kilomètre et plaider pour des investissements publics à long terme dans la fourniture de services de base dans ces communautés. Comme nous l’avons mentionné précédemment, la prise en compte du dernier kilomètre dans les plans nationaux de soins de santé est une étape importante pour garantir l’adhésion des premiers responsables de l’État et bénéficier d’un appui budgétaire. Atteindre les communautés du dernier kilomètre fait également partie de l’objectif de couverture sanitaire universelle des Nations Unies ; ceci consiste notamment à réduire le plus possible la distance géographique séparant les populations des services, et à fournir des services essentiels de qualité à un coût abordable afin de ne pas plonger les bénéficiaires des services dans la pauvreté ou des difficultés financières. Les gouvernements du monde entier ont adopté cet objectif en 2015 et réaffirmé leur engagement en 2019 ; ils peuvent donc être amenés à rendre des comptes5,6.

Références

1 Nations Unies. Objectifs du Millénaire pour le Développement. New York: Nations Unies, 2015. https://www.un.org/fr/millenniumgoals/

2 Friends of Europe. Leaving no one behind: the SDG challenge of reaching the last mile [Internet]. https://bit.ly/3SryScT

3 United Nations. Sustainable development goals overview – make cities and human settlements inclusive, safe, resilient and sustainable [Internet]. Disponible sur: https://bit.ly/3BD3CkO

4 Kuper H et al. Appréciation rapide de la cécité évitable. Revue de Santé Oculaire Communautaire (2007) vol 4 nº4 : 40–42.

5 World Health Organization and The World Bank. Tracking universal health coverage: 2021 global monitoring report. Conference ed. Geneva: World Health Organization.

6 OMS. Suivi de la couverture sanitaire universelle dans la région Africaine de l’OMS. Brazzaville : https://bit.ly/3HL7GTb