RSOC Vol. 07 No. 08 2010 pp 08 - 11. Publié en ligne 01 janvier 2010.

Mise en œuvre des soins oculaires primaires : comment procéder en pratique

Daniel Etya’ale

Directeur exécutif, IAPB Afrique (Agence Internationale pour la Prévention de la Cécité), Le Cap, Afrique du Sud.

Related content
Examen oculaire durant une mission de stratégie avancée dans une communauté rurale. CÔTE D’IVOIRE. © Ferdinand Ama
Examen oculaire durant une mission de stratégie avancée dans une communauté rurale. CÔTE D’IVOIRE. © Ferdinand Ama

Cet article a pour but d’offrir des suggestions sur la mise en œuvre des soins oculaires primaires (SOP) en pratique. Toutefois, ce qui suit n’a ni l’intention, ni l’ambition d’être prescriptif, mais se base plutôt sur l’expérience personnelle de l’auteur, couplée à l’expérience cumulée de nombreux collègues impliqués à divers degrés et depuis de nombreuses années dans la mise en œuvre des SOP.

Éléments essentiels à prendre en compte dans la mise en œuvre des SOP

La liste qui suit, sans être exhaustive, comporte un certain nombre de prérequis sans lesquels la mise en œuvre des SOP serait, presque inévitablement, une aventure à haut risque :

  • Un état des lieux du système et des services de soins oculaires dans le pays.
  • Une approche et une stratégie claires qui tiennent compte de cet état des lieux.
  • Un programme de formation dont le contenu et la méthodologie ont comme principal objectif de garantir que chaque personnel formé sera pleinement opérationnel et équipé pour son travail futur dès son retour.
  • Une sélection du personnel:
    – basée sur des critères préalablement et clairement définis
    – qui s’intéresse en priorité au personnel travaillant dans des services susceptibles d’avoir un plus grand impact
    – qui insiste sur la nécessité pour chaque personne formée de consacrer effectivement du temps aux SOP
  • Un programme clair de suivi et de recyclage de ce personnel dont la formation de courte durée garantit rarement une autonomie de fonctionnement.
Patients faisant la queue devant une salle de classe où a lieu une consultation de soins oculaires durant une stratégie avancée. RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO. © Daniel Etya’ale
Patients faisant la queue devant une salle de classe où a lieu une consultation de soins oculaires durant une stratégie avancée. RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO. © Daniel Etya’ale

État des lieux du système et des services de soins oculaires dans le pays

La mise en œuvre des SOP ne s’improvise pas, mais se prépare avec minutie. Dans cette préparation, l’une des toutes premières activités à initier consiste à procéder à un état des lieux le plus complet possible, notamment en matière de structures et d’offres de soins oculaires, de politique de développement des ressources humaines, bref de l’environnement général et du milieu d’application des SOP dans le pays. Une telle analyse situationnelle permettra de déterminer en particulier :

1 Le niveau de décentralisation du système de santé

Moins le système sera décentralisé, plus lente sera la mise en place des SOP, et plus grand sera le risque de mettre en place un système de SOP vertical et parallèle. À l’inverse, plus avancée sera la décentralisation, plus faciles seront la mise en œuvre, l’intégration et l’appropriation des SOP au niveau des régions et surtout des équipes de santé du district.

2 La couverture nationale et la fonctionnalité des SSP

En général, moins les soins de santé primaires (SSP) seront opérationnels, plus il sera difficile d’introduire un système de SOP viable et durable. Il faudrait alors dans ce cas commencer par les régions où le système des SSP fonctionne déjà.

3 La présence et la répartition du personnel spécialisé en soins oculaires (ophtalmologistes, TSO, ISO, etc.) à travers le pays

L’introduction des SOP sera beaucoup plus longue et plus difficile dans les régions du pays où il n’existe pas encore de personnel médical (tous niveaux confondus) formé en ophtalmologie.

4 Les régions les plus démunies en matière d’offre et d’accès aux soins oculaires les plus basiques

Une telle information permettra en particulier de déterminer les stratégies et mesures spécifiques et additionnelles qu’il faudra envisager pour accélérer la mise en œuvre des SOP dans ces régions.

5 Le personnel médical (tous niveaux confondus) qu’il faudra former dans ces régions prioritaires

Bien que celles-ci soient beaucoup plus difficiles à impliquer que les autres régions, ignorer à ce stade les régions démunies risque de mener à une plus grande exclusion. Le personnel médical à former est à déterminer en fonction du personnel en place (ou des carences constatées dans ce domaine), mais aussi en fonction des pathologies oculaires les plus fréquentes ou les plus cécitantes.

6 L’opportunité et les modalités d’implication ou non des agents de santé communautaires

Ceci dépendra en premier lieu de la capacité de supervision et de suivi de ces agents de santé après leur formation initiale.

Membres d’une communauté rurale attendant d’être opérés du trichiasis. SOUDAN. © The Carter Center Southern Sudan
Membres d’une communauté rurale attendant d’être opérés du trichiasis. SOUDAN. © The Carter Center Southern Sudan

Stratégies de mise en place des SOP

Compte tenu de ce qui précède et des énormes différences qui existent entre les pays, il est difficile d’imaginer une stratégie unique de mise en œuvre des SOP qui soit applicable partout. Ce sera donc souvent des « stratégies différentes » ou « hybrides » qu’il faudra envisager, parfois à l’intérieur d’un même pays.

Trois éléments en particulier détermineront le choix de la stratégie la plus appropriée dans chaque cas :

  • la couverture nationale et l’opérationnalité des SSP dans le pays
  • la disponibilité et la distribution du personnel spécialisé en soins oculaires à travers le pays
  • les priorités définies par le programme national de lutte contre la cécité (PNLC).

Quelle stratégie adopter ?

Dans cet article, nous nous limiterons à deux exemples de stratégies possibles, pour deux cas aux antipodes l’un de l’autre : celui d’un pays dans une situation de pénurie extrême et celui d’un autre pays où l’essentiel de l’infrastrure des soins oculaires est déjà en place. À charge ensuite au lecteur d’imaginer toutes les autres stratégies et approches intermédiaires possibles, dont le choix sera d’abord et avant tout fonction des réalités spécifiques de chaque pays.

Premier cas de figure : situation de pénurie extrême

Ici, il convient de procéder prudemment, par étapes, en évoluant du centre (capitale régionale ou provinciale) vers la périphérie. Ainsi, on formera et on équipera d’abord le personnel du niveau provincial et/ou régional qui, une fois devenu pleinement opérationnel, formera et équipera le niveau suivant, jusqu’à la communauté.

Par contre, et même s’il est fort tentant de le faire, il faudra éviter de commencer tout de suite par former de nombreux agents au niveau de la communauté. En effet, une telle approche ne prend pas en compte les facteurs de succès et surtout de pérennité suivants : du fait de leur formation fort limitée (et donc du risque qu’ils ne soient pas pris au sérieux par la communauté), l’efficacité et la crédibilité des agents communautaires dépend largement :

  • de leur proximité avec ceux qui les ont formés et supervisent leur travail
  • de la régularité de ces supervisions
  • du fait que les centres de premier recours (où seront référés leurs malades) ne soient pas trop éloignés de la communauté.

Deuxième cas de figure : situation où un minimum d’infrastructure en soins oculaires existe déjà dans l’ensemble du pays (par ex. Kenya ou Ouganda)

Ici la priorité sera de rendre l’ensemble du système en place plus performant et plus opérationnel, notamment :

  1. En ajoutant le niveau communautaire au système des SOP déjà en place.
  2. En élargissant le paquet d’activités existant pour inclure les volets promotion et prévention souvent manquants dans les services de soins oculaires de type traditionnel (c’est-à-dire essentiellement cliniques).
  3. En améliorant le système de référence et contre-référence, notamment entre les niveaux périphériques et le niveau central.
  4. En mettant en place des guides et des protocoles nationaux de prise en charge des principales causes de morbidité oculaire et de cécité, aussi bien chez l’adulte que l’enfant.
  5. En définissant pour chaque niveau de soins les types de personnel à impliquer ainsi que les tâches et compétences spécifiques qu’ils devraient maîtriser.
  6. En identifiant éventuellement quels sont les autres personnels « non ophtalmiques » à impliquer, donc à former. Par exemple, dans la prise en charge nationale de la rétinopathie diabétique, le programme national tunisien forme, recycle et utilise les médecins généralistes comme premier relais de dépistage. Ailleurs, aux îles Maurice, ce sont des techniciens médicaux formés dans l’utilisation des rétinoscopes numériques qui assurent cette fonction.

Formation du personnel en SOP

Méthodologie de la formation

En règle générale, parce que la plupart des formations en SOP sont souvent de courte durée (de deux à trois jours pour les agents communautaires à une semaine pour le personnel médical non spécialisé), il importe que ces formations ne soient pas simplement des « condensés » ou des « mini-cours » d’ophtalmologie, mais répondent plutôt à un certain nombre de critères précis qui seront, en général et à dessein, limités. Ainsi, quelle que soit leur durée, chacune de ces formations devra répondre aux exigences suivantes :

  1. La formation doit être la plus précise possible. Le formateur doit faire un effort délibéré pour limiter le « jargon de spécialiste » au strict minimum et s’assurer à chacune des étapes de la formation que chaque terme ou concept important est clairement expliqué et bien compris des étudiants.
  2. La formation doit être centrée sur les tâches à accomplir, c’est-à-dire construite autour d’un nombre limité de tâches et de compétences essentielles au travail futur de l’apprenant. Celui-ci devra maîtriser ces tâches à la fin de sa formation ; par exemple, comment, à partir d’un examen de base bien mené, suspecter un vice de réfraction, ou bien comment suspecter ou reconnaître un ulcère de la cornée, ou encore comment reconnaître une cataracte opérable.
  3. Il faut guarantir qu’à la fin de la formation, chaque personne formée ait avec elle le petit matériel essentiel au travail pour lequel elle aura été formée.
  4. La formation doit s’assortir d’un mémento simple et précis qui rappellera à l’apprenant l’essentiel de sa formation et lui servira de guide pratique une fois rentré à son lieu de travail.
  5. Il faut inclure dans le programme de la formation la liste des centres de premier recours ainsi que le (ou les) centre spécialisé le plus proche, pour l’évacuation des cas graves ou urgents.
  6. Il faut inclure à la fin de la formation une lettre au superviseur de la personne formée, résumant les nouvelles compétences acquises par son candidat et sollicitant son plein soutien pour le travail futur de ce dernier.
  7. Enfin, il faut proposer à tous les participants un calendrier pour les premières visites de supervision sur le terrain.

Contenu de la formation

Le contenu détaillé de cette formation variera largement en fonction des différents contextes de mise en œuvre des SOP évoqués plus haut. Par contre, et indépendamment du contexte, chaque programme de formation devrait, autant que faire se peut, comporter les composantes suivantes :

  1. Un volet promotion de la santé oculaire (souvent négligé dans les activités purement cliniques) dont la finalité est de promouvoir au sein de la communauté des attitudes, des pratiques et des comportements permettant de préserver le plus longtemps possible une fonction visuelle normale.
  2. Un volet préventif ayant comme principaux objectifs la prévention des principales causes de cécité évitable, ainsi que le dépistage et la référence précoces des principales affections oculaires au sein de la communauté.
  3. Un volet curatif dont l’importance relative dépendra du niveau et du type de personnel à former (médecin, infirmier, aide-soignant ou agent communautaire), mais dont les principaux objectifs seront la prise en charge des affections oculaires les plus simples, et surtout l’identification et le transfert rapides de tous cas susceptibles d’affecter négativement à court ou à moyen terme le pronostic visuel des personnes concernées.
  4. Un volet réhabilitation dont la fonction essentielle sera l’identification des personnes présentant des cécités irréversibles avérées et leur orientation vers les services de rééducation et de réhabilitation appropriés.

Le Tableau 1 est un exemple de paquet d’activités de SOP résultant d’un tel programme de formation.

Tableau 1. Exemple de paquet d’activités d’un programme de soins oculaires primaires (SOP)

Composante SOP Activités Lieux d’application et d’intervention Personnes/services à sensibiliser ou à impliquer*
Promotion et sensibilisation
  • Éducation sur les principales causes de cécité évitable ou curable
  • Éducation sur les comportements, attitudes et gestes qui favorisent une bonne santé oculaire
  • Communautés
  • Lieux de culte
  • Groupements et associations (particulièrement féminines)
  • Écoles
  • Centres de santé
  • Hôpitaux
  • Agents de santé communautaires
  • Guérisseurs traditionnels
  • Maîtres d’école
  • Élèves
  • Personnels de santé
  • Leaders communautaires et d’opinion
  • Médias
Volet préventif
  • Immunisation
  • Hygiène et assainissement
  • Nutrition
  • Prévention des accidents oculaires
  • Consultations prénatales
  • Prévention de l’ophtalmie du nouveau-né
  • Dépistage de la cataracte et du glaucome congénital
  • Communautés
  • Lieux de culte
  • Groupements et associations (particulièrement féminines)
  • Écoles
  • Centres de santé
  • Hôpitaux
  • Agents de santé communautaires
  • Guérisseurs traditionnels
  • Parents
  • Techniciens santé/environnement
  • Infirmiers en santé publique
  • Sages-femmes
  • Services pédiatriques
  • Services mère et enfant (SME)
Volet clinique et curatif
  • Premiers soins des accidents oculaires
  • Détection et prise en charge des affections oculaires les plus simples
  • Détection et transfert en urgence des affections oculaires graves ou à potentiel élevé de le devenir à court terme
  • Détection et orientation des cas de cécité curable comme la cataracte
  • Communautés
  • Centres de santé
  • Hôpitaux
  • Agents de santé communautaires
  • Guérisseurs traditionnels
  • Infirmiers
  • Médecins
  • Sages-femmes
Réhabilitation
  • Identification des cas avérés de cécité irréversible
  • Orientation vers les services appropriés de rééducation et de réhabilitation
  • Communautés
  • Lieux de culte
  • Groupements et associations (particulièrement féminines)
  • Écoles
  • Centres de santé
  • Hôpitaux
  • Parents
  • Enseignants
  • Agents de santé communautaires
  • Guérisseurs traditionnels
  • Techniciens santé/environnement
  • Infirmiers en santé publique

* Les personnes qui seront impliquées directement et celles qui ne seront que sensibilisées varient en fonction du contexte pour une même activité

Qui former ? Qui impliquer dans les SOP ?

Ici encore, la réponse sera fonction des facteurs suivants :

  • les pathologies les plus prévalentes ou identifiées comme prioritaires par le programme national
  • le personnel médical et paramédical disponible dans el pays
  • les services de soins dont l’implication permettra d’obtenir le plus grand impact possible.

À titre d’exemple, le Tableau 2 montre quelques-unes des causes de cécité évitable chez l’enfant, ainsi que le personnel et les services qui voient bien plus souvent (et bien plus tôt) ces enfants que l’ophtalmologiste. On voit bien que, dans ce cas, le rôle des services d’ophtalmologie est tardif et donc négligeable et qu’il importe d’identifier en amont les services de premier recours afin d’identifier les personnes et services à impliquer dans les SOP. Ainsi, la prévention et même l’élimination de l’ophtalmie néonatale passera forcément par l’implication, la formation des sages-femmes et leur approvisionnement en pommade antibiotique ; celle de l’avitaminose A ou de la rougeole compliquée passera par l’implication du programme élargi de vaccination et la formation des services de pédiatrie et des « Soins mère et enfant ». Les mêmes services peuvent également jouer un rôle déterminant dans le dépistage précoce des cataractes et des glaucomes congénitaux. Le rôle le plus important de l’ophtalmologiste dans la prévention ou la prise en charge précoce des ces pathologies sera en fait de former le personnel de ces services de premier recours.

Tableau 2. Causes de cécité évitables chez l’enfant : qui impliquer dans les SOP ?

Cause de cécité évitable chez l’enfant Personnes ou services de premier recours (à partir de la communauté) Rôle des services d’ophtalmologie Services les mieux adaptés pour les activités de prévention ou de prise en charge précoce (donc à impliquer en priorité)
Rougeole compliquée
  • Tradipraticiens
  • Pédiatrie
  • Médecine générale
  • Centres de santé
Tardif, donc négligeable Rôle essentiellement de formateur pour les services à impliquer en priorité (voir colonne de droite) SME(1)
PEV(2)
PCIME(3)
Ophtalmie néonatale
  • Tradipraticiens
  • Pédiatrie
  • Médecine générale
  • Centres de santé
Tardif, donc négligeable

Rôle essentiellement de formateur pour les services à impliquer en priorité (voir colonne de droite)

SME
Accoucheuses traditionnelles
Sages-femmes
Avitaminose A Xérophtalmie
  • Tradipraticiens
  • Pédiatrie
  • Médecine générale
  • Centres de santé
Tardif, donc négligeable

Rôle essentiellement de formateur pour les services à impliquer en priorité (voir colonne de droite)

SME
PEV
PCIME
Autres affections (traumatisme, cornée, etc.)
  • Tradipraticiens
  • Agents de santé communautaires
  • Centres de santé
  • Infirmiers spécialisés en ophtalmologie là où ils existent
Tardif, donc négligeable

Rôle essentiellement de formateur pour les services à impliquer en priorité (voir colonne de droite)

SME
PCIME

(1) SME = Services de santé de la mère et de l’enfant (2) PEV = Programme élargi de vaccination (3) PCIME = Prise en charge intégrée des maladies de l’enfant

Conclusion

Vus sous cet angle, les SOP apparaissent non seulement comme une composante à part entière et un maillon essentiel dans l’offre et la mise en œuvre de soins oculaires complets dans chaque pays, notamment dans les pays en développement, mais également comme une opportunité pour promouvoir la santé oculaire, améliorer la prise en charge des maladies oculaires les plus courantes et accélérer l’élimination des cécités évitables. Il faut noter pour le déplorer que les SOP constituent un de ces concepts en santé publique intéressants et même convaincants, mais dont la mise à l’échelle reste à ce jour l’exception plutôt que la règle. Il serait donc grand temps de passer enfin de la théorie à la réalité et cet article, il faut l’espérer, en a suggéré quelques lignes directrices.