RSOC Vol. 08 No. 10 2011 pp 36 - 38. Publié en ligne 01 août 2011.

Comprendre, dépister et prendre en charge le strabisme

Eugene M Helveston

Directeur, ORBIS Telemedicine, CyberSight, ORBIS International, 520 8th Ave, New York, NY, 10018, États-Unis.

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Bien que, chez beaucoup d’animaux (comme les chevaux), les deux yeux soient situés de part de d’autre de la tête, chez l’homme les deux yeux regardent vers l’avant, dans la même direction. Normalement, les mouvements oculaires se font de manière coordonnée, de sorte que l’objet regardé est centré dans chaque œil. Parce que les yeux sont séparés par une courte distance, l’image perçue par un œil est légèrement différente de l’image perçue par l’autre. Le cerveau fusionne les images provenant de chacun des yeux afin de produire une image tridimensionnelle. Cette vision tridimensionnelle, également appelée vision stéréoscopique ou binoculaire, nous permet de percevoir la profondeur. Grâce à elle, nous pouvons évaluer plus précisément les distances, en particulier lorsque nous regardons des objets proches. Essayez d’enfiler un fil sur une aiguille en fermant un œil et vous comprendrez vite l’avantage de la vision binoculaire !

Figure 1. l'œil droit de ce garçon est tourné en dehors (exotropie). © ORBIS
Figure 1. l’œil droit de ce garçon est tourné en dehors (exotropie). © ORBIS

Pour disposer d’une vision binoculaire utile, il faut que les yeux voient bien, soient alignés (regardent dans la même direction) et focalisent correctement sur le même objet. Pour maintenir cet alignement, les yeux se déplacent de manière coordonnée. Ce processus fait appel à 12 muscles différents (six au niveau de chaque œil). Les quatre muscles droits sont responsables des mouvements oculaires vers le haut, vers le bas, vers la droite et vers la gauche. L’action des deux muscles obliques est plus complexe ; ils permettent à l’œil de regarder en bas et en dedans (vers l’extrémité du nez) et en haut et en dedans (vers l’arête du nez). Trois nerfs crâniens sont impliqués dans la contraction et le relâchement de ces muscles et notre cerveau coordonne le tout.

Un mauvais alignement des yeux est qualifié de strabisme. Ce défaut d’alignement fait que les yeux ne regardent pas en parallèle le même objet. Dans tous les cas de strabisme ou de mauvais alignement, un des yeux est fixé sur ce que la personne souhaite regarder (l’œil fixateur), alors que l’autre œil regarde autre chose (l’œil dévié).

Figure 2. L'œil droit de cet enfant est tourné en dedans (ésotropie). © ORBIS
Figure 2. L’œil droit de cet enfant est tourné en dedans (ésotropie). © ORBIS
Figure 3. L'œil gauche de cette fillette est plus en hauteur que l'œil droit. Il s'agit d'une hypertropie, une forme de déviation verticale. © ORBIS
Figure 3. L’œil gauche de cette fillette est plus en hauteur que l’œil droit. Il s’agit d’une hypertropie, une forme de déviation verticale. © ORBIS

Types de strabisme

  1. Lorsqu’un œil est dévié vers l’intérieur, vers le nez, il s’agit d’une ésotropie ou strabisme convergent. En langage non médical, l’on dit couramment que « les yeux louchent ».
  2. Lorsqu’un œil est dévié vers l’extérieur, il s’agit d’une exotropie ou strabisme divergent.
  3. Le strabisme peut aussi être vertical. l’œil peut être dévié vers le haut (hypertropie) ou vers le bas (hypotropie).

Comment le strabisme affecte-t-il la vision ?

Chez une personne strabique, les deux yeux ne regardent pas la même chose ; par conséquent, chaque œil envoie au cerveau une image différente. Selon les personnes, le cerveau gère ces deux images de différentes façons :

  1. Dans de très rares cas, une personne strabique voit deux objets différents au même endroit. Les deux images semblent fusionner, ce qui engendre une confusion visuelle.
  2. Plus fréquemment, une personne souffrant d’un strabisme important voit double, soit deux images en même temps. L’image perçue par l’œil fixateur apparaît normale, tandis que l’image perçue par l’œil dévié apparaît généralement floue.
  3. Lorsque le strabisme existe depuis longtemps, le cerveau ignore généralement l’image floue produite par l’œil dévié et l’individu affecté ne voit qu’un seul objet.

Dans tous les cas mentionnés ci-dessus, la perception de la profondeur est réduite.

Si une personne affectée d’un strabisme couvre son œil fixateur, l’œil dévié retrouve alors une position « normale » et regarde l’objet que cette personne souhaitait regarder. L’image perçue par cet œil sera également normale (elle ne sera pas floue), même si elle était auparavant supprimée par le cerveau.

Parfois, la vision de l’œil dévié diminue de façon permanente et ne s’améliore pas même avec occlusion de l’œil fixateur. On parle alors d’amblyopie ou « œil paresseux ».

L’amblyopie se développe lorsque le strabisme (et la suppression exercée par le cerveau) débute à un très jeune âge. Le cerveau a constamment supprimé l’image perçue par l’œil dévié ; par conséquent, la partie du cortex visuel qui interprète les images provenant de cet œil n’a pas reçu les stimuli nécessaires pour se développer normalement. La cause de la perte visuelle se situe donc au niveau du cerveau ; la perte de vision persiste même si l’œil dévié est normal (en dehors de son mauvais alignement).

Figure 4. Yeux parallèles. Bien que les yeux de ce garçon semblent loucher (parce qu'il regarde légèrement vers la gauche et parce que l'arête de son nez est relativement large), le reflet lumineux au centre de chaque pupille confirme que ses yeux sont parallèles et alignés. © ORBIS
Figure 4. Yeux parallèles. Bien que les yeux de ce garçon semblent loucher (parce qu’il regarde légèrement vers la gauche et parce que l’arête de son nez est relativement large), le reflet lumineux au centre de chaque pupille confirme que ses yeux sont parallèles et alignés. © ORBIS
Figure 5. Ésotropie de l'œil droit. Le reflet lumineux est centré dans l'œil gauche (l'œil fixateur), mais il se situe au niveau de l'iris dans l'œil droit de l'enfant (l'œil dévié). © ORBIS
Figure 5. Ésotropie de l’œil droit. Le reflet lumineux est centré dans l’œil gauche (l’œil fixateur), mais il se situe au niveau de l’iris dans l’œil droit de l’enfant (l’œil dévié). © ORBIS
Figure 6. Exotropie de l'œil gauche. Le reflet lumineux est centré dans l'œil droit (l'œil fixateur), mais il se situe au niveau de l'iris dans l'œil gauche (l'œil dévié). © ORBIS
Figure 6. Exotropie de l’œil gauche. Le reflet lumineux est centré dans l’œil droit (l’œil fixateur), mais il se situe au niveau de l’iris dans l’œil gauche (l’œil dévié). © ORBIS

Dépister le strabisme

Chez certaines personnes, le strabisme est imperceptible, mais la plupart du temps le mauvais alignement des yeux est évident et facile à reconnaître.

Vous pouvez vous aider en dirigeant un petit faisceau lumineux (de type « lampe stylo » par exemple) vers les yeux du patient. Chez un patient dont les yeux sont parallèles et alignés (pas de strabisme), le faisceau se reflétera au centre, ou presque, de chaque pupille (Figure 4). Chez une personne strabique, le faisceau se reflétera au centre de la pupille uniquement dans l’œil fixateur ; dans l’autre œil (l’œil dévié), le reflet se situera au niveau de l’iris ou en tous cas à distance du centre de la pupille (voir Figures 5 et 6).

Une autre méthode pour dépister un strabisme consiste à occlure l’œil fixateur (l’œil qui semble fixer l’objet regardé). En conséquence, l’œil dévié (celui qui n’est pas occlus) se déplacera pour venir fixer l’objet-cible.

Par exemple, si vous occluez l’œil droit (œil fixateur) de la personne représentée dans la Figure 6, son œil gauche (œil dévié) se déplacera en direction de l’arête du nez, ce qui confirmera la présence d’un strabisme.

Certaines personnes présentant un strabisme ont les yeux parallèles la plupart du temps, mais les mouvements oculaires d’un œil ou des deux sont limités. Ceci entraîne un strabisme lorsque ces personnes regardent dans certaines directions. On parle alors de strabisme intermittent.

Figure 7. Ce patient démontre toute la gamme des mouvements oculaires en maintenant un bon alignement (yeux parallèles). © ORBIS
Figure 7. Ce patient démontre toute la gamme des mouvements oculaires en maintenant un bon alignement (yeux parallèles). © ORBIS

Lorsque vous recherchez la présence d’un strabisme, il est donc nécessaire de confirmer que les mouvements oculaires des deux yeux ne sont pas limités dans certaines directions. Il existe neuf directions du regard, illustrées dans la Figure 7. Pour vérifier les mouvements oculaires, maintenez la tête du patient et demandez-lui de suivre du regard votre doigt ou un faisceau lumineux que vous déplacerez dans les neuf directions.

Comme nous l’avons mentionné, le strabisme peut se manifester tout le temps ou de façon intermittente. Un strabisme constant sera bien entendu plus grave. Dans certains cas, les personnes affectées de strabisme constant positionnent leur tête de façon anormale pour tenter de rétablir l’alignement des yeux.

Figure 8. Cet enfant positionne sa tête de façon anormale pour permettre l'alignement oculaire : il se tourne vers la droite alors que ses yeux regardent vers la gauche. © ORBIS
Figure 8. Cet enfant positionne sa tête de façon anormale pour permettre l’alignement oculaire : il se tourne vers la droite alors que ses yeux regardent vers la gauche. © ORBIS
Figure 9. Cet enfant présente une déviation de l'œil vers l'extérieur, associée à une ptose (paupière tombante). Ceci peut être le signe d'une maladie neurologique grave, y compris d'une tumeur cérébrale. © ORBIS
Figure 9. Cet enfant présente une déviation de l’œil vers l’extérieur, associée à une ptose (paupière tombante). Ceci peut être le signe d’une maladie neurologique grave, y compris d’une tumeur cérébrale. © ORBIS

Par exemple, comme le montre la Figure 8, l’enfant ou l’adulte concerné tourne la tête ou baisse le menton pour aligner les yeux avec l’objet qu’il souhaite regarder. Cette position anormale de la tête peut être inconfortable et, si elle dure chez un très jeune enfant, elle peut entraîner une croissance anormale des os de la tête.

Quand développe-t-on un strabisme ?

  • Certains enfants ont tendance à « loucher en dedans » (ésotropie) dès la naissance. Ce type de strabisme se transmet généralement d’une génération à l’autre et se repère très souvent durant la première année de la vie de l’enfant.
  • Certains strabismes se développent plus tard ; ils peuvent être causés par un problème musculaire ou nerveux ou être dus à un traumatisme.
  • Certains enfants développent une ésotropie entre trois et six ans parce qu’ils sont hypermétropes et ont besoin de lunettes. Des verres correcteurs adaptés faciliteront la focalisation et un bon alignement oculaire.
  • Parfois, un strabisme se développe en raison d’une affection grave de l’œil ou du système nerveux. Par exemple, une exotropie ou une ésotropie peuvent être le premier signe d’un rétinoblastome, un cancer de l’œil à pronostic fatal s’il n’est pas traité de toute urgence. Une déviation de l’œil vers l’extérieur, accompagnée d’une ptose palpébrale, se produit à la suite d’une lésion nerveuse ; celle-ci peut être le signe d’une tumeur cérébrale (Figure 9). Bien que ces causes soient relativement rares, il faut les éliminer avant de recommander un traitement visant à corriger l’alignement des yeux.

Prise en charge d’un patient strabique

Quel que soit le type de strabisme détecté, il faut que la personne affectée (qu’il s’agisse d’un enfant ou d’un adulte) fasse l’objet d’un examen complet par un ophtalmologiste ou par la personne la plus qualifiée possible.

Une fois que vous aurez éliminé les causes sous-jacentes de type rétinoblastome, il est très important de vérifier de toute urgence si le patient présente ou non une amblyopie. Cette dernière devra d’abord être traitée avant que le traitement du strabisme puisse être mis en œuvre.

Il est très important de parler du traitement avec le jeune patient et ses parents.

Traitement de l’amblyopie

L’amblyopie peut être réversible si elle est traitée suffisamment tôt dans la vie de l’enfant, alors que le cerveau et le système nerveux sont encore plastiques. Si le traitement est mis en œuvre trop tard, l’amblyopie sera irréversible.

Le traitement de l’amblyopie consiste à forcer le cerveau à utiliser l’œil dont la vision est réduite (l’œil dévié). Pour ce faire, on occlut le « bon œil » (l’œil fixateur), au moyen d’un cache-œil ou d’un médicament qui va brouiller la vision de cet œil. La durée de l’occlusion varie généralement de plusieurs heures par jour à toutes (ou presque) les heures d’éveil de l’enfant ; le traitement peut durer plusieurs semaines voire plusieurs mois.

Lorsque l’on force le cerveau à utiliser l’œil dévié, la partie du cortex correspondant à cet œil reçoit des stimuli visuels supplémentaires, ce qui lui permet de restaurer ou de développer pour la première fois un niveau normal de vision.

Le traitement de l’amblyopie doit être supervisé par un ophtalmologiste ou un orthoptiste et le nombre d’heures d’occlusion ajusté en fonction du changement visuel observé.

Il est crucial de traiter de toute urgence l’amblyopie chez les jeunes enfants. Si, en occluant l’autre œil, on parvient à restaurer une bonne vision dans l’œil affecté et si cette bonne vision se maintient au delà de six à huit ans d’âge, il y a de fortes chances pour que l’enfant conserve pendant toute sa vie une bonne vision dans cet œil.

Il est important de noter que certains enfants présentant une amblyopie n’ont pas par ailleurs de strabisme. Dans ce cas, l’amblyopie résulte généralement d’une différence d’acuité visuelle très importante entre les deux yeux. Parce que l’alignement des yeux est bon, ces enfants ne pourront être identifiés que par un dépistage consciencieux. Dans leur cas, le traitement de l’amblyopie commence par le port de lunettes permettant d’égaliser la focalisation des deux yeux.

Il est très important de s’appliquer pour identifier tous les enfants à risque de développer une amblyopie et de convaincre à la fois les parents et l’enfant de l’importance de traiter l’amblyopie par occlusion.

Traitement du strabisme

Lorsqu’un patient présente un strabisme, il faut commencer par en identifier la cause. Comme nous l’avons mentionné plus haut, ceci doit être fait de préférence par un médecin connaissant bien le diagnostic et le traitement de tous les types de strabisme.

Commencez d’abord par recueillir les antécédents avec soin, puis mesurez l’alignement et vérifiez l’ensemble des mouvements oculaires. Réalisez ensuite un examen de la réfraction après avoir administré un collyre cycloplégique (qui paralyse le muscle ciliaire). La cycloplégie est nécessaire pour bien évaluer une éventuelle hypermétropie.

Chez certains enfants, la simple correction optique de l’hypermétropie permet de réaligner les yeux. Quelques enfants auront besoin de lunettes à double foyer pour que leurs yeux restent alignés quand ils regardent un objet proche et, dans de très rares cas, pour compenser une absence congénitale d’accommodation (focalisation sur des objets proches).

Chez d’autres enfants strabiques, une intervention chirurgicale sur les muscles oculaires sera nécessaire pour rétablir un bon alignement. L’opération se fait à l’hôpital ; le patient peut être vu en consultation externe ou être hospitalisé très brièvement. Chez les enfants, l’intervention a lieu sous anesthésie générale.

Le chirurgien intervient sur les muscles d’un œil ou des deux yeux. L’intervention a pour objet soit de renforcer l’action des muscles (généralement en les raccourcissant), soit de la diminuer (généralement en modifiant l’insertion des muscles sur la sclère).

Une fois l’intervention réalisée, le patient ne devrait éprouver que peu d’inconfort. Un antibiotique et un corticoïde sous forme de pommade ou collyre doivent être prescrits pendant quelques jours en post-opératoire. Un pansement oculaire peut également être appliqué, mais il n’est pas nécessaire dans tous les cas. Au bout de quelques jours, les patients devraient pouvoir reprendre une activité normale ; ils doivent cependant éviter de s’immerger la tête pendant une semaine ou deux.

Il est important d’expliquer aux patients (s’ils sont suffisamment âgés) et à leurs parents qu’une deuxième intervention chirurgicale devra parfois être réalisée peu de temps après la première. Il est également courant que le strabisme réapparaisse plusieurs années après une intervention réussie et qu’il soit alors nécessaire de réopérer. Chez l’enfant, lorsqu’un bon alignement est obtenu et maintenu jusqu’au milieu de l’adolescence, il tend à rester stable par la suite.

Bénéfices attendus d’un traitement optique ou chirurgical visant à corriger l’alignement

Les bénéfices les plus évidents du traitement du strabisme sont :

  1. Développement ou restauration de la vision binoculaire (perception binoculaire de la profondeur de champ)
  2. Suppression de la vision double
  3. Retour à une position normale de la tête
  4. Élargissement du champ de vision chez les patients présentant une ésotropie
  5. Création d’une apparence normale.

Même s’il ne parvient pas à améliorer la vision, un traitement réussi permet de donner aux yeux une apparence « normale ». Ce résultat entraîne des bénéfices psychologiques et sociaux car les enfants, tout comme les adultes, préfèrent ressembler à leurs pairs.