RSOC Vol. 04 No. 04 2007 pp 40 - 42. Publié en ligne 01 août 2007.

Appréciation rapide de la cécité évitable

Hannah Kuper

Maître de conférences


Sarah Polack

Chargée de recherche


Hans Limburg

Consultant auprès de l’ICEH
International Centre for Eye Health, London School of Hygiene and Tropical Medicine, Keppel Street, London WC1E 7HT, Royaume-Uni.

Related content
Mesure de l’acuité visuelle dans un village. KENYA. Hannah Kuper
Mesure de l’acuité visuelle dans un village. KENYA. Hannah Kuper

Introduction

La planification des programmes de soins oculaires nécessite des données sur la prévalence et les causes de la cécité. Bien souvent, malheureusement, aucune étude n’a été menée dans la région ou bien les études réalisées datent trop pour être pertinentes. La planification se trouve alors entravée par le manque de données. Les responsables de la planification des programmes sont souvent peu enclins à organiser des enquêtes : on estime en effet que celles-ci sont compliquées, coûtent cher et prennent beaucoup de temps. L’ « appréciation rapide de la cécité évitable » ou ARCE propose une approche méthodologique simple et rapide. Elle a été développée pour fournir des données fiables sur la prévalence et les causes de la cécité. À ce jour, elle a été utilisée avec succès au Kenya1 , au Bangladesh2, aux Philippines, au Botswana, au Rwanda, au Mexique et en Chine (communication de l’auteur). L’ARCE est en fait une version mise à jour et modifiée de l’« appréciation rapide de la couverture chirurgicale de la cataracte » (ARCCC)3.

Les principaux objectifs de l’ARCE sont :

  • estimer la prévalence et les causes de la cécité et de la déficience visuelle chez les personnes âgées de plus de 50 ans
  • évaluer la couverture chirurgicale de la cataracte
  • identifier les principaux obstacles au recours à la chirurgie de la cataracte
  • évaluer les résultats de l’opération de la cataracte.

L’ARCE fait appel à des méthodes épidémiologiques validées et les données obtenues sont utilisées pour élaborer et mettre en oeuvre des programmes de soins oculaires dans la zone étudiée.

L’ARCE est centrée essentiellement sur la prévalence de la cécité évitable, à savoir la cécité par cataracte, vices de réfraction, trachome, onchocercose et taies cornéennes. La raison en est le but de l’initiative VISION 2020 : l’élimination de 80 % de la cécité évitable d’ici l’année 2020. L’ARCE est d’exécution rapide car elle n’étudie que la portion de la population âgée de plus de 50 ans, où la prévalence est la plus élevée4, ce qui limite les exigences en matière de taille de l’échantillon. L’ARCE est une enquête simple, car elle fait appel à des techniques d’échantillonnage et d’examen rigoureuses tout en restant simples ; de plus, l’analyse de données se fait automatiquement et ne nécessite pas les compétences d’un statisticien. Enfin, l’ARCE est relativement peu coûteuse, car elle est d’exécution rapide, elle ne requiert pas d’équipements ophtalmologiques coûteux et elle peut être menée par du personnel local.

L’ARCE en bref

Dans l’idéal, il faut mettre en œuvre une ARCE au niveau d’un district ou d’une province dont la population est comprise entre 0,5 et 5 millions de personnes. Généralement, la taille d’échantillon requise est comprise entre 2 000 et 5 000 personnes. On sélectionne de façon aléatoire dans le secteur d’enquête les grappes d’individus qui seront inclus dans l’enquête (une « grappe » étant un groupe de sujets vivant dans le même voisinage immédiat). Chaque jour, une équipe rend visite à une unité de population (de préférence une zone de dénombrement utilisée par le bureau du recensement, soit une zone de petite taille, clairement définie, dont la population est connue et qui correspond souvent à un village ou à un quartier). L’équipe choisit au hasard un segment de cette unité de population et se déplace de porte à porte jusqu’à ce qu’elle ait rendu visite à 50 personnes âgées de plus de 50 ans (qui vont constituer une grappe d’individus). L’acuité visuelle (AV) de toutes les personnes sélectionnées est mesurée à l’aide d’une échelle d’optotypes. L’état de leur cristallin est alors apprécié. Lorsque l’AV est inférieure à 3/10, un ophtalmologiste ou un technicien ou infirmier spécialisé en ophtalmologie détermine la cause principale de cette perte d’AV. Les informations récoltées lors de l’ARCE servent ensuite à estimer la prévalence et les causes de la cécité dans le secteur couvert par l’enquête. Les données recueillies lors d’une ARCE peuvent également servir à évaluer le résultat des opérations de la cataracte, les obstacles au recours à la chirurgie et la couverture chirurgicale de la cataracte.

Échantillonnage pour une enquête d’ARCE

Taille d’échantillon requise

Le nombre de personnes qu’il est nécessaire d’inclure dans l’enquête est calculé à l’aide d’un programme automatisé (qui fait partie du progiciel ARCE). La taille d’échantillon requise est en grande partie déterminée par la prévalence de la cécité que l’on s’attend à trouver dans le secteur choisi ; celle-ci peut être estimée à partir d’études existantes ou à partir des estimations proposées par l’Unité de Prévention de la Cécité et de la Surdité de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) pour la région5.

Sélection des grappes au sein du secteur d’enquête

Il n’est pas possible d’inclure toutes les personnes vivant dans le secteur d’enquête dans votre échantillon, par conséquent il vous faut sélectionner des grappes d’individus. Le progiciel ARCE contient un logiciel automatisé qui permet de sélectionner une liste d’unités de population pour l’enquête, à partir de la liste complète des unités de population vivant dans le secteur d’enquête qui constitue la base de sondage. L’échantillonnage s’effectue par probabilité proportionnelle à la taille ; ceci signifie que les unités de population dont la population est plus importante ont plus de chances d’être sélectionnées que les unités de population dont la population est plus faible.

Figure 1. Exemple de tirage au sort d’unités homogènes de population (à partir d’un plan)
Figure 1. Exemple de tirage au sort d’unités homogènes de population (à partir d’un plan)

Sélection des foyers au sein des grappes

La qualité d’une étude de ce type dépend en grande partie de la façon dont s’effectue la sélection des individus au sein des grappes. Si les personnes aveugles ont plus de chances (ou moins de chances) d’être sélectionnées au sein d’une grappe, alors la prévalence de la cécité obtenue au terme de l’enquête ne reflétera pas la prévalence réelle dans la zone sélectionnée. L’ARCE fait appel à une méthode de tirage au sort d’unités homogènes de population (« compact segment sampling » des auteurs anglo-saxons) pour sélectionner les foyers au sein des grappes6. Pour ce faire, il faut obtenir un plan correspondant à l’unité de population, montrant les principaux points de repères et la répartition approximative des quartiers et des habitations (Figure 1). S’il n’existe pas de plan, les habitants du village peuvent en dessiner un. Le secteur à couvrir est ensuite divisé en segments, de telle sorte que 50 personnes de plus de 50 ans habitent dans chaque segment. Par exemple, si on a dénombré 300 personnes de plus de 50 ans vivant dans le secteur, ce dernier sera divisé en 6 segments. On sélectionne ensuite un des segments par tirage au sort.

L’équipe, accompagnée par un guide connaissant le village, se déplace ensuite de porte à porte dans le segment tiré au sort, jusqu’à ce qu’elle ait identifié 50 personnes âgées de plus de 50 ans. S’il s’avère que le segment contient moins de 50 personnes âgées de plus de 50 ans, on tire alors au sort une autre unité et on complète l’échantillon. Lorsque les habitants d’un foyer sont absents lors de la visite de l’équipe, celle-ci doit leur rendre à nouveau visite. Ce type d’échantillonnage par « compact segment sampling » est moins susceptible d’être biaisé ; il a donc remplacé la méthode de « déambulation aléatoire » utilisée par l’« appréciation rapide de la couverture chirurgicale de la cataracte ».

Une équipe se déplace de porte à porte dans un village. PAKISTAN. Jamshyd Masud/Sightsavers
Une équipe se déplace de porte à porte dans un village. PAKISTAN. Jamshyd Masud/Sightsavers

Examen ophtalmologique

Toutes les personnes satisfaisant les conditions requises sont soumises à un examen ophtalmologique. Cet examen a lieu sur place, au sein même de leur foyer. L’équipe mesure à l’aide d’une corde une distance de 3 mètres et une distance de 6 mètres, traçant deux traits sur le sol. L’acuité visuelle est mesurée à l’aide d’optotypes de Snellen (type « E »), en utilisant un optotype de taille 18 (60) d’un côté et un optotype de taille 60 (200) de l’autre, à une distance de 6 ou 3 mètres.

Ceci permet de classer chaque œil de la façon suivante :

  • peut voir 6/18 (3/10)
  • ne peut pas voir 6/18 (3/10) mais peut voir 6/60 (1/10)
  • ne peut pas voir 6/60 (1/10) mais peut voir 3/60 (0,5/10)
  • ne peut pas voir 3/60 (0,5/10) mais peut voir 1/60 (0,15/10)
  • perçoit la lumière
  • ne perçoit pas la lumière.

Si la personne ne peut pas voir à 6/18 (3/10) avec la correction disponible quel que soit l’œil, on apprécie également l’AV avec trou sténopéique. Il est difficile dans les conditions d’enquête de mesurer l’AV avec précision. Il faut donc s’assurer que les sujets ont bien compris ce que l’on attend d’eux lors de la mesure.

Un ophtalmologiste ou un infirmier ou technicien spécialisé en ophtalmologie examine le cristallin chez tous les participants, à la fois à la loupe et lampe de poche, puis par ophtalmoscopie directe à distance, dans le noir ou à l’abri de la lumière. Tous les yeux qui ne voient pas à 6/18 (3/10) avec la correction disponible sont examinés par ophtalmoscopie directe (et à la lampe à fente si on dispose d’un modèle portable), afin de déterminer la cause de leur déficience visuelle.

On n’enregistre que la cause principale de cécité ou de déficience visuelle. Lorsqu’on est en présence de deux affections (ou plus) susceptibles d’expliquer la diminution de l’AV, il faut alors s’en remettre à la recommandation de l’OMS et noter la cause de cécité qui est la plus facile à traiter ou qui aurait été la plus facile à prévenir. Toutes les données sont enregistrées sur un formulaire standard. Lorsqu’on est en présence d’une personne dont la vision est amoindrie par la présence d’une cataracte, il faut lui demander les raisons qui l’ont empêchée de bénéficier d’un traitement chirurgical ; il est possible de cocher une ou deux types de réponses à cette question sur le formulaire. Les personnes qui ont subi une opération de la cataracte sont interrogées en détail sur leur expérience (par exemple, âge au moment et lieu de l’intervention, type d’opération, degré de satisfaction, etc.). Les personnes présentant une affection oculaire traitable doivent être aiguillées vers un centre de traitement approprié.

Équipes et formation

Chaque équipe est constituée d’un ophtalmologiste ou assistant/technicien spécialisé en ophtalmologie (capable de diagnostiquer les affections oculaires) et d’un assistant capable de mesurer l’AV. Chaque jour, un guide local, connaissant le village, accompagne les équipes. Il est utile de former entre deux et cinq équipes, car cela permet de raccourcir la durée du travail de terrain. La formation des équipes doit durer au moins quatre jours et elle doit comprendre un exercice de terrain, durant lequel toutes les équipes couvrent une « grappe d’individus » sélectionnée. La formation doit être menée par un formateur qui a l’expérience de la méthodologie de l’ARCE. L’enquête elle-même dure généralement entre 4 et 12 semaines ; sa durée dépend de la taille de l’échantillon et du nombre d’équipes. Le coût de l’enquête dépend en grande partie des salaires, des indemnités et des frais de transport ; il se situe généralement entre US $ 19,000 et US $ 28,500.

Saisie et analyse des données

Un logiciel a été développé pour l’ARCE sous Visual FoxPro 7.0© ; il permet une saisie des données et une analyse automatique standardisée. Des tests de cohérence des données et une validation par double entrée sont intégrés au logiciel ; ils permettent d’identifier et de corriger les erreurs potentielles qui se sont produites durant l’enregistrement ou la saisie des données. L’analyse automatique standardisée est réalisée lorsque l’ensemble des données ont été apurées. Les analyses de données fournissent les estimations suivantes :

  • prévalence de la cécité, de la déficience visuelle grave ou de la déficience visuelle
  • prévalence de la cécité, de la déficience visuelle grave ou de la déficience visuelle ajustée sur l’âge et le sexe
  • prévalence de la cécité évitable, de la déficience visuelle grave évitable ou de la déficience visuelle évitable
  • causes de la cécité, de la déficience visuelle grave ou de la déficience visuelle
  • couverture chirurgicale de la cataracte
  • résultats après opération de la cataracte
  • causes des mauvais résultats visuels
  • degré de satisfaction après opération de la cataracte
  • obstacles au recours à la chirurgie de la cataracte.

Tous les tableaux de données présentent les résultats pour l’ensemble des individus et en les répartissant en fonction du sexe.

Communiquer les résultats

Il ne sert à rien de réaliser une enquête si les données recueillies ne sont pas utilisées pour planifier un programme ou en suivre les résultats. Il faut rédiger un rapport sur les résultats obtenus, et en assurer la distribution aux parties prenantes. Les résultats de l’ARCE doivent être utilisés pour développer un plan d’action VISION 2020 : ce peut aussi bien être pour planifier les services de cataracte nécessaires que pour identifier les obstacles au recours à la chirurgie (par exemple, opérations donnant de mauvais résultats) afin de développer des stratégies pour les surmonter.

Conclusion

Une ARCE fournit les données nécessaires à la planification des programmes de soins oculaires. Lorsqu’il s’agit d’évaluer un programme dans le temps, une nouvelle appréciation rapide est reconduite après trois à cinq ans d’activités.

Ce qu’une ARCE ne peut pas établir

Dans la mesure où, lors d’une ARCE, les examens oculaires se font « de porte à porte », les moyens diagnostiques sont limités et il n’est pas toujours possible, par exemple, de diagnostiquer les causes d’une affection du segment postérieur avec exactitude. Par ailleurs, une telle méthodologie ne renseigne nullement sur la prévalence de la cécité dans l’important groupe de personnes âgées de moins de 50 ans. Enfin, ce type d’enquête estime avec une précision connue et acceptable la prévalence et les causes de la déficience visuelle, mais elle ne permet pas d’enregistrer systématiquement ni les cas de trachome actif, ni ceux de trichiasis, ni encore une infestation par l’onchocercose tant que ces affections ne sont pas des causes de déficiences visuelles.

Si vous souhaitez mettre en œuvre une ARCE dans votre contexte local, ou si vous avez d’autres questions concernant l’ARCE, vous pouvez contacter Hans Limburg ou Hannah Kuper (courriel : hannah.kuper@ Lshtm.ac.uk). Nous vous encourageons fortement à faire appel à des experts qui pourront vous aider dans la préparation et la formation nécessaire. Ceci améliorera la fiabilité et la qualité des données que vous recueillerez.

Références

1 Mathenge W, Kuper H, Limburg H, Polack S et al. Rapid Assessment of Avoidable Blindness in Nakuru District, Kenya. Ophthalmol. Sous presse.

2 Wadud Z, Kuper H, Polack S, Lindfield R, Akm MR, Choudhury KA et al. Rapid Assessment of Avoidable Blindness and Needs Assessment of Cataract Surgical Services in Satkhira District, Bangladesh. Br J Ophthalmol 2006 Oct;90(10): 1225-9.

3 Limburg H, Kumar R, Indrayan A, Sundaram KR. Rapid assessment of prevalence of cataract blindness at district level. Int J Epidemiol 1997;26(5): 1049-54.

4 Dineen B, Foster A et Faal H. A rapid methodology to assess the prevalence and causes of blindness and visual impairment. Ophthalmic Epidemiol 2006;13: 1-4. www.who.int/bulletin/volumes/82/11/en/844.pdf

5 Resnikoff S, Pascolini D, Etya’ale D, Kocur I, Pararajasegaram R, Pokharel GP et al. Global data on visual impairment in the year 2002. Bull World Health Organ 2004;82: 844-51.

6 Turner AG, Magnani RJ, Shuaib M. A not quite as quick but much cleaner alternative to the Expanded Programme on Immunization (EPI) Cluster Survey design. Int J Epidemiol 1996;25(1): 198-203.