RSOC Vol. 03 No. 01 2006 pp 11 - 14. Publié en ligne 01 janvier 2006.

Traumatismes oculaires : prévention, évaluation et prise en charge

Karin Lecuona

Chef de service, Division of Ophthalmology, Groote Schuur Hospital and University of Cape Town, Private Bag, Observatory, 7937, Afrique du Sud.

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Dessins d’écoliers du primaire, en Zambie, durant une activité « Dessine et écris » organisée par le docteur Boeteng Wiafe et Victoria Francis. 1993. Illustration : Tengeni Banda, Rabecca Phiri, Devies Phiri, Thresser Banda
Dessins d’écoliers du primaire, en Zambie, durant une activité « Dessine et écris » organisée par le docteur Boeteng Wiafe et Victoria Francis. 1993. Illustration : Tengeni Banda, Rabecca Phiri, Devies Phiri, Thresser Banda

Introduction

Les traumatismes oculaires sont fréquents. Beaucoup sont mineurs, mais s’ils ne sont pas pris en charge rapidement de façon satisfaisante, ils peuvent entraîner des complicationsqui menacent la vue. Les traumatismes graves peuvent entraîner une perte de lavision même avec une priseen charge spécialisée. La prévention de la cécité par traumatisme oculairenécessite :

  • une prévention des traumatismes oculaires (promotion sanitaire, y compris plaidoyer)
  • une consultation précoce de la part du patient (promotion sanitaire et formation des agents de santé)
  • une évaluation précise (soins oculaires primaires et premiers soins de bonne qualité)
  • un transfert rapide des traumatismes graves nécessitant une prise en charge spécialisée.

L’interrogatoire

L’interrogatoire en cas de traumatisme doit être aussi précis que possible. Il doit recueillir des renseignements sur :

  • tout ce qui est entré en contact avec l’œil
  • ce que le patient était en train de faire au moment de l’accident
  • tout traitement prodigué au patient.

L’interrogatoire doit être particulièrement précis lorsqu’il y a présence d’un corps étranger ou si l’on soupçonne une perforation du globe oculaire. Par exemple, si l’interrogatoire révèle que le patient a reçu un coup de manche à balai dans l’œil, cela suggère une contusion oculaire, mais si l’objet était le manche d’un balai vermoulu, il faudra chercher un corps étranger résiduel; lorsque le patient a reçu un coup de poing, si l’interrogatoire révèle que l’assaillant portait une bague, il faudra rechercher des lacérations du globe oculaire en plus d’une contusion ou d’une tuméfaction des paupières et de l’orbite. Les morsures humaines ou les traumatismes pénétrants causés par des ustensiles de cuisine sales ou vieux peuvent entraîner une infection grave, qui devra être traitée par antibiothérapie générale. Lorsque deux objets métalliques entrent en contact (marteau et burin par exemple), la vitesse du fragment métallique est telle que celui-ci laisse des marques imperceptibles sur la cornée dans sa trajectoire au travers du globe oculaire vers le vitré. Au contraire, les débris d’un moteur à charbon se fixent comme corps étrangers cornéens dans l’épithélium de la cornée. Les corps étrangers intraoculaires comme le verre sont inertes, mais la réaction produite par un fragment de cuivre peut détruire la rétine en quelques jours. Dans le cas de traumatismes causés par une substance chimique, il est important d’établir le type de substance responsable, ainsi que la durée de son contact avec l’œil. Un irritant comme le poivre entraînera une gêne mais ne lèsera pas l’œil. Les brûlures chimiques par les alcalins et l’acide fluorhydrique sont les plus dangereuses. Les brûlures acides par des substances à faible pH ont tendance à être moins graves que les brûlures produites par des alcalins.

Figure 1 : Érosion de la cornée colorée à la fluorescéine. Karin Lecuona/Dept. of Ophthalmology University of Cape Town
Figure 1 : Érosion de la cornée colorée à la fluorescéine. Karin Lecuona/Dept. of Ophthalmology University of Cape Town

Principes de prise en charge des traumatismes oculaires

En cas de lacérations, en particulier si la blessure n’est pas propre, prendre des mesures prophylactiques contre le tétanos.

Érosion de la cornée

Les corps étrangers cornéens peuvent être enlevés sous anesthésie locale, en utilisant une loupe et un bon éclairage. C’est souvent le contact d’un doigt avec l’œil qui entraîne une érosion de la cornée. L’œil est alors extrêmement douloureux et peut être examiné après instillation d’un anesthésique. Une coloration à la fluorescéine mettra en évidence les défauts de l’épithélium (Figure 1). La prise en charge consiste en une antibiothérapie et un pansement oculaire pendant un jour.La cornée peut également être atteinte lorsqu’on soude sans lunettes de protection. Le test à la fluorescéine met en évidence une coloration ponctuée diffuse sur toute la cornée et les symptômes sont semblables à ceux d’une érosion de la cornée, mais sont généralement bilatéraux. La prise en charge sera la même que pour une érosion de la cornée.

Figure 2 : Lacération de la cornée avec déformation de la pupille due à une hernie de l’iris. Karin Lecuona/Dept. of Ophthalmology University of Cape Town
Figure 2 : Lacération de la cornée avec déformation de la pupille due à une hernie de l’iris. Karin Lecuona/Dept. of Ophthalmology University of Cape Town

Traumatisme pénétrant (plaie ouverte du globe)

Tout patient présentant une plaie ouverte du globe oculaire doit être envoyé de toute urgence chez un spécialiste. Il faut placer une coque sur l’œil atteint, et non un pansement oculaire, car il ne faut exercer aucune pression sur l’œil. Une rupture du globe suite à une contusion oculaire (par exemple un coup de poing) doit être traitée de la même façon qu’un traumatisme pénétrant, même si la rupture est sous-conjonctivale (Figure 2).

Figure 3 : En cas de lacération des bords palpébraux, il faut veiller à ce que les bords soient l’un en face de l’autre. Erhardt Kidson
Figure 3 : En cas de lacération des bords palpébraux, il faut veiller à ce que les bords soient l’un en face de l’autre. Erhardt Kidson

Lacérations palpébrales et canaliculaires

Des lacérations simples peuvent être suturées. Lorsque les lacérations sont infectées, nettoyer et traiter par antibiothérapie générale. Il est préférable d’attendre avant de suturer. Dans le cas de lacérations touchant les bords palpébraux, il faut adresser le patient à un spécialiste qui maîtrise la technique permettant de faire coïncider avec précision les bords palpébraux. Dans le cas d’un traumatisme de la commissure interne des paupières, il faut vérifier qu’il n’y a pas déchirure du canalicule inférieur (on peut utiliser une sonde lacrymale). Si c’est le cas, adresser le patient à un spécialiste pour réparer le canalicule (Figure 3).

Figure 4 : Cette hémorragie sous-conjonctivale et cette petite lacération recouvraient une lacération sclérale. Thilly Lecuona
Figure 4 : Cette hémorragie sous-conjonctivale et cette petite lacération recouvraient une lacération sclérale. Thilly Lecuona

Hémorragie

On observe très souvent une hémorragie sous-conjonctivale après un traumatisme. Elle peut être prise en charge de manière classique (Figure 4). Toutefois, une hémorragie est parfois le seul signe d’une rupture du globe oculaire; elle peut alors être associée à une faible pression intraoculaire (PIO) et une chambre antérieure anormalement profonde. On désigne par le nom d’hyphéma la présence de sang dans la chambre antérieure. Celui-ci fait suite généralement à une contusion oculaire et résulte d’une déchirure de l’iris. La pupille peut également être dilatée. Dans la plupart des cas, un hyphéma traité de manière classique se résorbe en 5 ou 6 jours. Une PIO élevée est une complication de l’hyphéma qui peut menacer la vue; elle doit être traitée par de l’acétazolamide par voie orale (Diamox®). L’évacuation d’un hyphéma par intervention chirurgicale est très rarement nécessaire et comporte des risques particuliers. Il ne faut donc y recourir que dans des cas très spécifiques, à savoir :

  • coloration de la cornée due à un hyphéma persistant
  • PIO supérieure à 45mm Hg pendant plus de quatre jours
  • drépanocytose avec persistance de l’hyphéma et PIO élevée.
Figure 5 : Nombreuses plaies punctiformes après une agression avec du verre brisé. Karin Lecuona/Dept. of Ophthalmology University of Cape Town
Figure 5 : Nombreuses plaies punctiformes après une agression avec du verre brisé. Karin Lecuona/Dept. of Ophthalmology University of Cape Town
Figure 6 : Lacération sclérale. Il s’agit du patient de la figure 5. La décoloration brune sous le limbe est le signe d’une hernie de l’iris à travers une lacération sclérale située juste sous le limbe. On observe également un hyphéma masquant une partie de la pupille. Karin Lecuona/Dept. of Ophthalmology University of Cape Town
Figure 6 : Lacération sclérale. Il s’agit du patient de la figure 5. La décoloration brune sous le limbe est le signe d’une hernie de l’iris à travers une lacération sclérale située juste sous le limbe. On observe également un hyphéma masquant une partie de la pupille. Karin Lecuona/Dept. of Ophthalmology University of Cape Town

Le risque d’un nouvel épanchement de sang dans l’œil augmente en cas de prise d’aspirine et peut diminuer avec l’utilisation locale de stéroïdes. Après l’apparition d’un hyphéma, il faut conseiller aux patients d’éviter les anti-inflammatoires non stéroïdiens pendant une semaine. Une hémorragie vitréenne est le signe d’un traumatisme intraoculaire grave et se caractérise par une diminution de l’intensité du reflet rétinien, par comparaison avec l’œil non affecté. Tous les cas d’hémorragie vitréenne doivent être adressés à un service spécialisé, afin d’exclure un diagnostic de rupture ou de perforation du globe oculaire, ou de toutautre complication pouvant menacer la vue, comme un décollement de rétine (Figures 5 et 6).

Traumatismes touchant le cristallin

Il peut y avoir subluxation ou même déplacement du cristallin. La PIO est susceptible d’augmenter lors de la phase aiguë et il peut devenir nécessaire d’extraire le cristallin. Les contusions, tout comme les traumatismes perforants, peuvent entraîner une cataracte, nécessitant une extraction très rapidement après le traumatisme en cas de complications ou bien plus tard une fois que l’œil sera remis du traumatisme.

Traumatismes orbitaires

Un proptosis ou une diplopie (dédoublement de la vision) suggèrent un traumatisme oculaire grave, qui devra être évalué et pris en charge par un spécialiste.

Brûlures oculaires

Les brûlures oculaires peuvent toucher les paupières, la conjonctive ou la cornée. Il est important de maintenir la cornée humectée et non exposée. Les premiers soins consistent à appliquer une pommade antibiotique en couche épaisse sur la conjonctive, la cornée et les paupières brûlées. Il ne faut pas appliquer de pansement oculaire, car cela pourrait entraîner un ulcère de la cornée. Une greffe de peau sur les paupières pourra être nécessaire.

Substances chimiques en contact avec l’œil

En cas de contact de l’œil avec des substances chimiques, les premiers soins consistent à laver immédiatement et abondamment l’œil avec de l’eau propre, après avoir instillé un collyre anesthésique. Allonger le patient à plat et verser de l’eau en quantité abondante sur l’œil pendant au moins 15 minutes (voir page 20). L’œil peut alors être examiné à la fluorescéine pour mettre en évidence un ulcère éventuel de la cornée. En cas d’ulcère, administrer des antibiotiques en traitement local, poser un pansement oculaire et examiner le patient tous les jours. De nombreux traumatismes oculaires d’origine chimique sont causés par des acides (par ex. explosion d’une batterie de voiture) : dans ce cas, le pronostic est bon, car l’acide n’altère que les couches superficielles de la cornée. Les brûlures occasionnées par des alcalins (par ex. ammoniaque) sont moins fréquentes mais elles sont beaucoup plus graves. Dans ce cas, il faut adresser immédiatement le patient à un ophtalmologiste, car la prise en charge requiert des stéroïdes en traitement local intensif, de la tétracycline et un collyre à la vitamine C.

Ablation de l’œil -éviscération ou énucléation ?

Si l’œil est douloureux et aveugle à la lumière, il faut envisager de l’enlever. On soupçonne parfois l’éviscération de comporter un risque d’ophtalmie sympathique, mais il existe peu de preuves étayant cette hypothèse. Dans les pays en développement, l’éviscération est sans doute plus adaptée (si l’affection n’est pas maligne) car il s’agit d’une procédure plus simple que l’énucléation, comportant moins de risque d’infection généralisée si l’œil est infecté, et dont les résultats sont meilleurs du point de vue esthétique. Elle peut en outre être pratiquée sous anesthésie locale.

Figure 7 : Lorsqu’un patient se plaint de démangeaisons soudaines dans l’œil et qu’on ne trouve pas de corps étranger cornéen, il faut éverser la paupière pour détecter un éventuel corps étranger. Karin Lecuona/Dept. of Ophthalmology University of Cape Town
Figure 7 : Lorsqu’un patient se plaint de démangeaisons soudaines dans l’œil et qu’on ne trouve pas de corps étranger cornéen, il faut éverser la paupière pour détecter un éventuel corps étranger. Karin Lecuona/Dept. of Ophthalmology University of Cape Town
Figures 8 & 9 : Un coup de couteau dans le bord latéral de l’orbite a pénétré et entraîné la présence d’air dans la boîte crânienne, comme le montre la tomodensitométrie. Karin Lecuona/Dept. of Ophthalmology University of Cape Town
Figures 8 & 9 : Un coup de couteau dans le bord latéral de l’orbite a pénétré et entraîné la présence d’air dans la boîte crânienne, comme le montre la tomodensitométrie. Karin Lecuona/Dept. of Ophthalmology University of Cape Town

En résumé

La prise en charge des traumatismes oculaires est difficile. Les compétences cliniques et chirurgicales, ainsi que l’équipement disponible, varient d’un endroit et d’un pays à l’autre, de sorte que la prise en charge des traumatismes oculaires graves requiert un ensemble de stratégies alternatives. En principe, si un agent de santé est capable de diagnostiquer et de traiter une affection, il ou elle peut prendre en charge ce cas particulier. Les infirmiers spécialisés en ophtalmologie et les médecins généralistes peuvent prendre en charge les érosions de la cornée, la présence de corps étrangers superficiels sur la conjonctive, le tarse ou la cornée, ainsi que les petites lacérations des paupières n’atteignant pas les bords palpébraux. Les traumatismes comme les corps étrangers cornéens profonds et les hyphémas importants doivent être pris en charge dans des centres où l’on peut pratiquer un examen à la lampe à fente et mesurer la pression intra-oculaire. Les plaies ouvertes du globe, les lacérations des paupières affectant les bords palpébraux ou les canalicules, les fractures avec enfoncement avec diplopie en position primaire, ainsi que tout corps étranger intra-oculaire potentiel, doivent être adressés à un centre ophtalmologique bien équipé.

Dans la prise en charge des traumatismes oculaires, les pièges les plus courants à éviter sont :

  • méconnaître un corps étranger dans le tarse (Figure 7)
  • méconnaître un corps étranger intraoculaire
  • confondre un ulcère avec une érosion de la cornée
  • méconnaître des lacérations et des ruptures sclérales
  • méconnaître un traumatisme crânien en cas de traumatisme orbitaire causé par un objet coupant (Figures 8 et 9).

Cet article présente des conseils pour l’évaluation et la prise en charge des traumatismes oculaires. Chaque praticien peut prendre en charge les patients de façon différente, en fonction de l’équipement, des compétences, du financement et des moyens de transport disponibles.

Tableau 1. Définition des termes utilisés pour décrire les traumatismes oculaires

Terme Définition
Érosion Lésion au niveau de de l’épithélium cornéen. Peut être colorée à la fluorescéine. Cicatrise généralement en 24-48 heures
Contusion Causée par un agent contondant. Apparaît au point d’impact ou à distance de celui-ci
Contusion Causée par un agent contondant. Apparaît au point d’impact ou à distance de celui-ci
Rupture/éclatement Plaie ouverte irrégulière due à un agent contondant, souvent à distance du point d’impact aux points les plus fragiles du globe oculaire  : concentrique par rapport au limbe, juste derrière l’insertion des muscles extrinsèques, ou à l’équateur
Plaie ouverte Une déchirure dans toute l’épaisseur de la paroi du globe oculaire  ; peut être causée par un objet tranchant ou contondant
Lacération lamellaire Causée par un objet tranchant, mais n’affectant pas toute l’épaisseur
Lacération Pénétration dans toute l’épaisseur
Pénétration Lorsque le corps étranger ou l’agent responsable du traumatisme pénètre dans le globe mais ne le traverse pas dans son entier
Perforation Lorsque le globe est traversé dans son entier, avec une plaie « d’entrée » et une plaie « de sortie »

Tableau 2. Les signes oculaires à la suite d’un traumatisme et leur implication

Structure Aspect et signes associés Implication
Paupières Lacérations des bords palpébraux Devront être réparées en respectant l’anatomie
  Plaies punctiformes Vérifier qu’il n’y a pas perforation du globe
  Atteinte de la commissure interne Vérifier que le canalicule n’est pas sectionné
Conjonctive Hémorragie sous-conjonctivale Vérifier qu’il n’y a pas perforation ou lacération sclérale
Sclère Décoloration grise ou brune de la sclère Vérifier qu’il n’y a pas perforation ou lacération sclérale
Cornée Corps étranger Enlever le corps étranger
  Érosion Traitement antibiotique et pansement oculaire
  Coloration ponctuée après soudure à l’arc Même traitement que pour une érosion
  Lacération avec hernie de l’iris Devra être réparée d’urgence
Chambre antérieure Présence de sang dans la chambre antérieure – hyphéma Se résorbe avec un traitement classique  ; en cas de glaucome secondaire, abaisser la PIO avec du Diamox®
Pupille Déformée Vérifier qu’il n’y a pas de lacération avec hernie de l’iris et adresser à un spécialiste
  En forme de D – iridodialyse Traiter de manière classique et surveiller l’apparition éventuelle d’un glaucome secondaire
Cristallin Tremblotement de l’iris – probablement dû à un déplacement du cristallin Nécessite généralement une ablation
  Cristallin d’aspect blanchâtre Traumatisme du cristallin ayant entraîné une cataracte
Reflet rétinien Absent ou de très faible intensité Possible hémorragie vitréenne
Proptosis Paupières enflées et œil globuleux Fracture avec enfoncement de la paroi médiane et présence d’air dans l’orbite, contusion orbitaire ou hématome sous-périostique
Endophtalmie Les yeux apparaissent plus petits – le globe oculaire est enfoncé Fracture avec enfoncement du plancher orbitaire