RSOC Vol. 07 No. 08 2010 pp 15 - 17. Publié en ligne 01 janvier 2010.

Distribution d’ivermectine, participation communautaire et soins oculaires primaires

Adrian Hopkins

Directeur, Programme de donation Mectizan®, Atlanta, États-Unis. Courriel : [email protected]

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Distributeur communautaire s’adressant à un village durant la distribution d’ivermectine. BURUNDI. © Adrian Hopkins
Distributeur communautaire s’adressant à un village durant la distribution d’ivermectine. BURUNDI. © Adrian Hopkins

Surmonter les obstacles à l’offre de soins oculaires : le rôle des bénévoles communautaires

Les obstacles à l’utilisation des services

Même lorsque de bons services de soins oculaires, y compris des services de cataracte, sont disponibles et accessibles, les patients n’auront pas forcément recours à ces services à moins d’en avoir été persuadés par un proche ou par un membre influent de la communauté.

À titre d’exemple, une étude menée à Butembo en République démocratique du Congo (RDC) a produit des résultats intéressants, qui nous semblent représentatifs de l’Afrique centrale. Dans le cadre d’un programme de réhabilitation à base communautaire, 150 patients ont été dépistés comme porteurs de cataracte dans 58 communautés. Tous ces patients ont été orientés par un agent de santé oculaire vers un service où ils pourraient recevoir un traitement chirurgical. Bien que ces patients aient reçu des informations sur le traitement, seuls 24 des 150 patients identifiés (16 %) se sont effectivement rendus à l’hôpital pour se faire opérer.

Une étude des patients qui n’ont pas été opérés a montré que 29 % d’entre eux ne se sont pas présentés en raison d’informations erronées véhiculées par la population locale, 21 % n’ont pas pu obtenir un moyen de transport pour se rendre à l’hôpital, 18 % ont déclaré qu’ils étaient trop vieux pour se faire opérer, 14 % ont considéré qu’ils n’avaient pas les moyens (bien qu’il existe une caisse d’aide aux patients pauvres), 10 % ont eu trop peur de l’opération et 6 % ont été dissuadés de se faire opérer (en général par un membre de leur famille).

Si ces patients avaient été encouragés à se faire opérer par un membre de la communauté en qui ils auraient eu entièrement confiance, cela aurait peut-être permis de surmonter la majorité des obstacles au traitement chirurgical évoqués ci-dessus.

Détermination de la posologie de l’ivermectine en fonction de la taille. CAMEROUN. © Suzanne Porter/Sightsavers
Détermination de la posologie de l’ivermectine en fonction de la taille. CAMEROUN. © Suzanne Porter/Sightsavers

Le rôle des bénévoles communautaires

Des bénévoles en qui la communauté a toute confiance peuvent, une fois qu’ils ont été dûment formés, jouer un rôle très important en encourageant les patients à utiliser les services à leur disposition ; ils peuvent donc contribuer à améliorer la santé oculaire communautaire et à promouvoir les soins oculaires primaires (SOP).

À Kinshasa, en RDC, un programme à base communautaire baptisé Elikya (« espoir ») a formé des bénévoles à identifier les patients souffrant de problèmes oculaires et à les orienter vers les services de soins appropriés. Le programme a été lancé en 1997, mais n’a véritablement commencé qu’en 1998. Dans le service d’ophtalmologie de l’Hôpital Saint Joseph, à Kinshasa, le nombre d’opérations de la cataracte est passé de 325 en 1997 à 612 en 1998 ; entre ces deux années, le nombre de traitements chirurgicaux du glaucome est passé de 79 à 112 et celui d’autres interventions oculaires de 182 à 347. À l’heure actuelle, le nombre d’interventions de la cataracte dans le cadre de ce programme s’élève à 2 000 par an et les activités ont été étendues à d’autres centres dans Kinshasa.

Les bénévoles communautaires peuvent être recrutés par le biais d’organisations religieuses (à Kinshasa les volontaires sont recrutés par l’Église catholique), par des associations pour la jeunesse, des associations de femmes, etc.

Le TIDC : un réseau très utile d’agents de santé communautaires bénévoles

L’une des plus grandes réussites, toutefois, en termes de bénévoles communautaires, est le réseau de distributeurs communautaires (DC) d’ivermectine mis en place dans les zones rurales où l’onchocercose est endémique par les initiatives de traitement à l’ivermectine sous directives communautaires (TIDC).

Le TIDC se base sur le principe suivant : lorsqu’une communauté a été parfaitement informée sur la maladie et la stratégie de traitement de masse, cette communauté peut alors pleinement se mobiliser et prendre toutes les décisions pertinentes pour mettre en œuvre cette stratégie thérapeutique1.. Les autorités sanitaires font beaucoup d’efforts pour se réunir avec les communautés villageoises afin de les sensibiliser et de les informer sur la santé, d’une manière qui respecte la culture locale. Généralement, la formation se fait « en cascade », c’est-à-dire que chaque niveau forme le niveau qui lui est périphérique. Dans un système bien organisé, les districts sanitaires sont divisés en aires de santé comportant un agent de santé qualifié responsable d’un groupe de villages et c’est cet agent de santé qui rend visite à chaque communauté villageoise.

Les responsabilités suivantes, entre autres, incombent à la communauté :

  • Choisir un distributeur communautaire (DC) qui sera ensuite dûment formé.
  • Effectuer un recensement afin de calculer les besoins en ivermectine.
  • Aller chercher l’ivermectine au centre de santé le plus proche ou autre point de distribution.
  • Décider de la méthode de distribution de l’ivermectine et organiser cette distribution (porte-à-porte, lieu de distribution fixe au village, distribution un jour de marché, etc.)
  • Aider le distributeur à calculer la posologie et à administrer l’ivermectine.
  • Noter dans un registre les personnes traitées et les non-traitements (refus, absences, contre-indications, etc.).
  • Organiser la supervision des activités par la communauté.

Une fois que les distributeurs ont été choisis par la communauté (et pas seulement par le chef du village), ils sont alors formés à la distribution dans un lieu de formation situé le plus près possible de leur domicile. Le choix du distributeur est important : la personne choisie doit jouir du respect de tous les membres de la communauté.

Les résultats du programme de TIDC à ce jour sont tout à fait remarquables. Les résultats présentés en décembre 2009 lors de la réunion annuelle du Programme africain de lutte contre l’onchocercose (APOC) étaient les suivants : entre mi-2008 et mi-2009, plus de 56 millions de personnes ont été traitées dans 120 354 communautés par 420 327 distributeurs communautaires nouvellement formés ou ayant suivi un recyclage2.

Élargir le TIDC : interventions sous directives communautaires et SOP

Élargir les responsabilités des DC

Les distributeurs communautaires choisis, et par conséquent respectés, par la communauté, ont plus de chances d’être entendus par les membres de la communauté ; ils jouent souvent un rôle de catalyseurs dans la mise en place d’autres activités. Les quelque 420 000 distributeurs existants constituent une ressource précieuse qui est actuellement déjà mise à profit. Le succès du TIDC a engendré des adaptations à d’autres situations qui ont abouti à des stratégies d’interventions sous directives communautaires (IDC). En fait, dans les années 90, beaucoup d’organisations non gouvernementales de développement (ONGD) associaient la distribution d’ivermectine avec des soins oculaires complets et/ou une supplémentation en vitamine A3. La réunion de l’APOC en décembre 2009 a également rapporté que 88 319 DC dans plus de 32 000 communautés sont impliqués dans au moins une autre activité (et souvent plus d’une) en sus de la distribution d’ivermectine. Ces activités variées sont liées aux soins de santé primaires (SSP) ou plus spécifiquement aux SOP : distribution de vitamine A, programmes de lutte contre le paludisme (y compris distribution de moustiquaires et prise en charge du paludisme à domicile), programmes de lutte contre la filariose lymphatique ou d’autres maladies tropicales et/ou oculaires.

Des études ont montré que, lorsqu’il s’agit d’offrir des services à la population, le TIDC donne souvent de meilleurs résultats que des approches plus traditionnelles de SSP. Par exemple, une étude a montré que la distribution de vitamine A durant la Journée nationale de vaccination durant la troisième année de l’étude était de 81 % (valeurs allant de 63 à 96 %), alors que ce chiffre était de 90 % pour la troisième année en utilisant des interventions sous directives communautaires (il n’y avait cependant aucune différence au bout de deux ans). L’utilisation des moustiquaires s’améliorait très nettement lorsqu’on faisait appel à des interventions sous directives communautaires : elle était de 31 % lorsque le système de santé se chargeait de la promotion et de 52 % dans le cas d’IDC4.

Activités de SOP dont peuvent se charger les DC

Les DC peuvent participer à diverses activités de SOP au niveau communautaire. Une initiative d’IDC faisant appel aux DC pour les SOP et la prévention de la cécité peut se révéler très efficace. Les activités dont peuvent se charger les DC comprennent :

  • Distribuer des médicaments pour prévenir la cécité/promouvoir la santé oculaire : vitamine A (en plus de l’ivermectine)
  • Relayer les informations sur la santé entre les personnels de santé et les membres de la communauté, par exemple sur le risque de perte visuelle due aux taies cornéennes associé à l’utilisation de remèdes oculaires traditionnels.
  • Identifier les patients ayant des problèmes oculaires, y compris cataracte et trichiasis, et les encourager à se rendre au centre de santé primaire.
  • Accompagner les patients au centre de santé primaire, ou même au service d’ophtalmologie, pour qu’ils puissent se faire diagnostiquer. Cette activité s’est révélée être très importante dans des programmes de réhabilitation à base communautaire à Kinshasa et à Bangui.

Éléments essentiels pour une bonne intégration des activités de SOP des DC

Là où il s’est intégré pleinement aux soins de santé primaires, le TIDC est devenu un outil pour renforcer le système de santé à partir de sa base. De la même façon, les SOP doivent s’intégrer aux SSP au lieu d’être mis en place comme un système parallèle5. Ceci est particulièrement vrai en Afrique, où le concept de district sanitaire est très bien développé en théorie, même s’il ne l’est pas toujours en pratique. Certains éléments sont essentiels à une bonne intégration :

  • Une communication efficace entre personnel de SSP et DC. C’est l’infirmier(ère) du centre de santé qui organise la stratégie de traitement de masse. Si le rapport est bon entre infirmier et DC, alors cette stratégie sera beaucoup plus qu’un système de distribution. Toutefois, si les DC ne collaborent pas étroitement avec le personnel de SOP, le système ne fonctionnera pas bien.
  • L’existence de personnels de SOP bien formés. Ils doivent posséder les compétences nécessaires pour poser un diagnostic et orienter les patients vers le niveau approprié du système de santé oculaire. Au niveau périphérique, il peut s’agir d’infirmiers non spécialisés qui ont reçu une formation de base en soins oculaires ainsi que des informations sur l’orientation-recours (quand et où envoyer le patient).
  • Une bonne formation des DC. Ceux-ci peuvent être formés à l’utilisation d’échelles simplifiées de mesure de l’acuité visuelle, par exemple des échelles avec deux lignes correspondant à 5/10 et 3/10. Toute personne incapable de lire ces lignes devra alors être envoyée immédiatement au centre de santé. En République centrafricaine, nous avons utilisé comme limite « compte les doigts à 6 mètres » (voir aussi l’article de Joseph Oye en page 18).
  • La satisfaction professionnelle des DC. À ce sujet, nous avons tiré des leçons importantes du TIDC. Le taux de déperdition d’effectifs de DC a souvent été assez élevé par le passé, pour diverses raisons : choix du distributeur imposé par le chef à la communauté, manque de reconnaissance de la part de la communauté et surcharge de travail. Les bénévoles ne peuvent donner beaucoup de leur temps, car ils doivent par ailleurs travailler pour gagner leur vie. En Afrique, le nombre de personnes à traiter par distributeur dans le cadre du TIDC a progressivement diminué ; le chiffre recommandé est maintenant de 100 personnes par bénévole. Bien que ce nombre soit plus contraignant en termes de formation (il faut former plus de DC), il entraîne un taux beaucoup plus faible de déperdition d’effectifs. Dans certains endroits, les bénévoles sont associés à un « groupe de parenté », c’est-à-dire qu’ils sont responsables de leur famille élargie.

Études de cas

Trois pays d’Afrique de l’Ouest

Un projet parrainé par l’Organisation pour la prévention de la cécité (OPC) dans trois pays d’Afrique de l’Ouest, le Sénégal, le Mali et la Guinée, a présenté en 2005 des résultats remarquables en SOP au Groupe de coordination des ONGD pour la lutte contre l’onchocercose. Dans le cadre de ce projet, des DC ont été formés à identifier les patients présentant des problèmes oculaires et à les orienter vers les services appropriés pour leur diagnostic et traitement. Les résultats étaient les suivants :

  • 11 787 distributeurs communautaires ont été formés.
  • 2 231 263 personnes sur une population totale de 2 797 794 ont fait l’objet d’un traitement par l’ivermectine (couverture thérapeutique égale à 80 %).
  • 9 409 personnes aveugles à la suite d’une cataracte ont été identifiées et ont subi une opération de la cataracte qui leur a permis de retrouver la vue.
  • 1 289 personnes présentant un trichiasis trachomateux ont été identifiées et ont reçu un traitement chirurgical pour préserver leur vue.

République démocratique du Congo (RDC)

Un autre projet, dans une des provinces de RDC en première ligne des affrontements durant la guerre, a combiné plusieurs activités avec la distribution d’ivermectine : distribution de vitamine A, traitement vermifuge et identification des patients présentant une cataracte, entre autres. Durant leur séance de formation annuelle, les DC ont appris la posologie de la vitamine A et du mébendazole pour les enfants ; ils ont également été formés à reconnaître de façon simple la cataracte (présence d’une pupille blanche dans un œil aveugle). La population totale de la région concernée par ce projet s’élevait à 5 375 930 personnes. L’objectif ultime de traitement (OUT) était de traiter toutes les personnes éligibles (soit environ 80 % de la population totale, si l’on exclut les enfants de moins de cinq ans, les femmes enceintes ou allaitant durant la première semaine après la naissance, ainsi que toutes les personnes souffrant de maladie chronique). Les résultats de ce projet sont présentés dans le Tableau 1.

Le nombre de patients identifiés présentant une cataracte est faible. Ceci s’explique en partie par le fait que seuls les patients présentant une cataracte mûre ont été identifiés, mais également parce qu’il n’y a pas eu beaucoup de suivi. À l’époque, il n’existait qu’un seul ophtalmologiste dans cette région, qui était responsable de plus de cinq millions de personnes sur un territoire couvrant plus de 150 000 km2 et possédant très peu de routes praticables. Toutefois, à la suite de ce projet, la population locale a décidé de mettre en place sa propre clinique de santé oculaire dans une des villes : un infirmier a été envoyé dans un centre pour une formation pratique et un lieu a été aménagé pour permettre un examen oculaire simple et une orientation-recours.

Tableau 1. Résultats obtenus en République démocratique du Congo lorsqu’on a confié plusieurs tâches aux DC

Nombre de traitements par l’ivermectine 3 796 561
Couverture thérapeutique 69 %
Couverture géographique 93 %
% atteint de l’objectif ultime de traitement 82 %
Distribution de vitamine A (enfants âgés de 6 à 11 mois) 127 286
Distribution de vitamine A (enfants âgés de 12 à 59 mois) 799 269
Couverture thérapeutique pour la distribution de vitamine A (6 à 59 mois) 92 %
Nombre d’enfants ayant reçu le traitement vermifuge mébendazole 777 039
Couverture thérapeutique pour le traitement par mébendazole 89 %
Nombre de patients présentant une cataracte identifiés 334

Conclusion

Les pays dotés d’un programme de lutte contre l’onchocercose ont mis en place des ressources impressionnantes dans le domaine des soins de santé. Les initiatives sous directives communautaires mises en place sont devenues, au fur et à mesure que les programmes atteignaient leurs objectifs de lutte ou d’élimination de l’onchocercose, un moyen de développer et de renforcer les systèmes de santé en partant de leur base. Toute initiative de soins oculaires primaires faisant appel à ce réseau existant d’interventions sous directives communautaires aura de fortes chances de réussir.

Références

1. Renseignements sur le site : www.who.int/apoc/cdti/en/

2. African Programme for Onchocerciasis Control. The World Health Organisation Year 2009 Progress Report JAF 15.5 [email protected]

3. Haddad D, Cross C, Thylefors B, Richards FO Jr, Bush S, Hopkins AD, Baker SK. Health care at the end of the road: opportunities from 20 years of partnership in onchocerciasis control. Glob Public Health 2008;3(2):187-96.

4. Renseignements sur le site : www.who.int/tdr/svc/publications/tdr-research-publications/communitydirected-interventions-health-problems

5. Hopkins AD. Challenges for the integration of mass drug administrations against multiple ‘neglected tropical diseases’. Ann Trop Med Parasitol 2009;103 Suppl 1:S23-31.